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prit sa revanche en dehors de la chambre. Il avait des accointances avec la fraction radicale du cabinet. Il profita d’une circonstance qu’il avait prévue et qu’il surveillait depuis plusieurs mois. M. Gladstone n’avait pas réussi à faire passer dans la session d’été son projet de réforme électorale. Au moment où le parlement se rouvrait en octobre pour se prononcer définitivement sur ce projet, le cabinet avait besoin de rallier toutes les voix douteuses. Celles des autonomistes irlandais étaient de ce nombre. Une négociation secrète eut lieu dans l’intervalle des deux sessions. Un pacte analogue à celui de Kilmainham fut conclu. Quand le parlement se rouvrit, M. Trevelyan siégeait encore comme ministre sur le banc de la Trésorerie, mais il n’était plus secrétaire d’Irlande. Il était remplacé par M. Campbell-Bannerman. On lui avait donné comme compensation le poste honorifique de chancelier du duché de Lancastre, avec un siège dans le cabinet.

Les autonomistes ne se crurent pas obligés de triompher avec discrétion ou avec modestie. Dans un meeting qui eut lieu le 21 octobre, M. O’Brien déclara que le remplacement de M. Trevelyan avait été imposé au gouvernement par les Irlandais. Il ajouta que de nouveaux sacrifices, et notamment celui de lord Spencer, le vice-roi d’Irlande, seraient bientôt exigés. Peu de jours après, le 8 novembre, avait lieu le vote décisif sur la réforme électorale. Les autonomistes irlandais acquittèrent la dette qu’ils avaient contractée envers le cabinet Gladstone au moment du renvoi de M. Trevelyan. Ils votèrent en masse pour le gouvernement, qui obtint une majorité de plus de 100 voix. Cet exemple montre ce que peut faire un groupe d’une soixantaine de voix entre les mains d’un tacticien habile comme M. Parnell. Il fait ressortir en même temps une des conséquences les plus curieuses de l’union législative entre l’Angleterre et l’Irlande. Cette union a enlevé aux Irlandais la possibilité de régler comme ils l’entendent leurs propres affaires, mais elle leur a donné le moyen d’exercer une influence parfois décisive sur les affaires de l’Angleterre. Si l’acte d’union n’avait pas été voté en 1790, si un parlement séparé siégeait encore à Dublin, M. Parnell ne tiendrait pas aujourd’hui la balance entre les deux grands partis anglais ; il ne disposerait pas du sort des cabinets ; il ne dicterait pas la loi au premier ministre de la reine Victoria ; il ne serait pas, selon l’expression de la Pall Mail-Gazette, un Warwick parlementaire.


EDOUARD HERVE.