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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/931

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de cette déconvenue ? Est-ce la largeur et la profondeur de cette scène, où le mouvement de l’action se ralentit ? Est-ce la solennité de ce lieu, où les futilités s’alourdissent ? Mais non, c’est l’ouvrage lui-même qu’on attaque ; on s’étonne, on se fâche de le trouver si creux. Quels sont les sentimens de Prosper Block, lorsqu’il retrouve mariée la personne qu’il aimait naguère, lorsqu’il apprend que, s’il l’a perdue, c’est par une méprise ? Quels sont alors les sentimens de cette personne ? Quel est le caractère de Susanne, cette vierge d’esprit viril, qui pousse les projets d’une sœur de Bon-Secours avec la hardiesse d’un dragon ? Comment se fait-il qu’un honnête homme soit redouté à ce point d’une femme, parce qu’il a reçu d’elle, avant son mariage, trois lignes innocentes de son écriture ? Comment se fait-il qu’un mari jaloux soit jaloux de telle manière que, s’il connaissait jamais ces trois lignes, le bonheur et la vie de sa femme seraient en péril ? Autant de questions que le public s’avise de poser, et qu’il s’indigne de poser en vain. — Alors tous les personnages ne sont que des pupazzi, chargés de se passer de main en main un bout de papier ? .. Tout l’intérêt de la pièce est de savoir comment ce bout de papier ira de l’un à l’autre, sans s’arrêter, pendant trois actes, et comment, jusqu’au bout, il évitera de certains yeux ; pris, repris, tombé à terre, caché, trouvé, tordu, allumé, jeté par la fenêtre, mis en cornet, griffonné à l’envers, s’il sera surpris et lu à l’endroit par l’un des fantoches qui le manient, ou s’il lui échappera encore : voilà toutes les péripéties ? .. Le public et la critique ne se contentent pas de ce manège ; même, la variété d’invention, la légèreté de main avec laquelle l’auteur le fait durer, leur donnent de l’impatience : ce n’est pas de l’art dramatique, mais l’artifice d’un jongleur ; ce n’est pas une comédie, mais une partie de cache-tampon !

Pourtant, si les Pattes de mouche sont un chef-d’œuvre, c’est dans le sens où les artisans prennent ce mot : c’est une merveille d’exécution, accomplie par un compagnon en passe de devenir maître ; argile ou métal, sapin ou bois des îles, peu importe la matière. Bien plus, le singulier mérite des Pattes de mouche, c’est que la matière n’en existe pas. C’est l’exemplaire unique, le type parfaitement pur d’un certain art contemporain, qui ne vaut que par le tour de main de l’ouvrier : c’est par là que cette pièce curieuse mérite d’être conservée dans le musée de la Comédie-Française. Les gens de bonne volonté s’ingénient à y découvrir une scène, au moins une, où palpite un peu l’homme ; ils se travaillent pour admirer, au second acte, le dialogue de Prosper et de Susanne, qui commence presque en disputé et s’achève en duo amoureux ; ils y suivent une évolution de sentimens. Ne voient-ils pas que c’est le mal prendre, et mal servir M. Sardou ? A-t-il fait ce qu’ils disent, il aurait dû faire plus ; a-t-il animé ses héros un moment, il aurait dû, depuis le premier mot jusqu’au dernier, les faire vivre. Mais non, pendant cette scène, s’il faut observer