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— Que faisait-on dans ces réunions ?

— On disait des bagatelles pour rire, on soupait. Mais pourquoi me questionner sur les Friméçonns, puisque le gouvernement ne le permet pas ?

— C’est un ministre qui vous l’a dit ?

— Non, pas un ministre, mais un officier de son altesse, dont j’ignore le nom.

Tout aussi discret sur les autres noms propres se montra Crudeli, en répondant aux quarante-cinq questions qui lui furent posées. Il ne broncha point sous le feu. Quand il dut signer, il s’aperçut que les questions avaient disparu de la rédaction du chancelier, que les réponses s’y transformaient en une sorte de récit, de déposition, comme s’il s’était présenté spontanément au sacré tribunal. Il s’en plaint, mais il a bien tort de s’en plaindre, lui est-il répliqué : puisqu’il n’a pas été interrogé en due forme, c’est preuve qu’on ne le tient pas pour un accusé ordinaire. En le congédiant, l’inquisiteur lui fit jurer le secret, — c’était abuser quelque peu du serment, — et il ajouta cette aimable plaisanterie : « Voilà un bon serment, meilleur que ceux des Friméçonns ! » Supplié de ne pas retenir plus longtemps en prison un pauvre phtisique, il se déclara les mains liées, et renvoya sa victime sans lui donner l’ombre d’espoir.

D’autres interrogatoires succédèrent bientôt au premier. On y essaya maintes fois d’obtenir des noms propres, sans circonlocutions désormais, à brûle-pourpoint : — Connaissez-vous quelque hérétique, polygame, blasphémateur ou suspect de ces crimes, qui lise ou possède des livres prohibés ? — Imperturbable en sa fermeté, cet homme aux abois ne connaissait jamais personne. Sentant bien qu’avec le saint-office il ne recouvrerait sa liberté qu’au prix de la délation, il avait mieux aimé la demander aux ministres. Luca Corsi, un de ses amis, ayant trouvé moyen de correspondre avec lui, grâce au frère convers son geôlier, qui ne s’était pas trouvé incorruptible, avait porté un billet du prisonnier à Rucellai. Ce ministre aussitôt représentait à Richecourt, son chef, l’énormité d’un procès qui traînait devant le for ecclésiastique une société séculière ; mais Richecourt n’osait s’employer ouvertement, et on le voyait bien. On lui proposait donc de faire évader Crudeli et de le conduire dans une forteresse de l’état, où sans peine il se dis-culperait. N’osant même prendre sur lui de donner à ce complot son approbation, il le recommandait pourtant au grand-duc, dans une lettre chiffrée où il faisait ressortir et le talent du poète et le dessein du saint-office de faire échec aux serviteurs de son altesse. Mais, en d’autres lettres, son altesse recevait le contre-poison. Le 11 août, au lendemain du premier interrogatoire, l’inquisiteur avait