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deux cents ans, ne vaudrait-il pas la peine qu’on le révisât ? C’est ce que l’Académie des sciences morales et politiques a pensé lorsqu’elle a mis an concours, il y a quelques années, la question suivante : « Exposer et discuter, dans ses principes et ses applications pratiques, la théorie des cas de conscience d’après l’école, stoïcienne. » Et l’auteur du mémoire couronné, M. Raymond Thamin, ne s’y est pas trompé, quand il a compris qu’on lui demandait de montrer que, si quelques casuistes ont pu mériter la réprobation proverbiale qui s’est attachée à leurs noms, leur crime n’était pas celui de la casuistique.

Il faut rendre justice à l’Académie des sciences morales et politiques : le goût naturel des académies pour l’allusion discrète ou le sous-entendu savant l’a bien servie dans cette circonstance ; et, pour l’être indirectement, sa question n’était ni moins heureusement ni moins nettement posée. S’il s’agit, en effet, de savoir et de dire avec exactitude ce que c’est que la casuistique, il n’en est pas de meilleur moyen que de commencer par la dégager des mains de ceux qui l’ont jadis, quoique très involontairement, compromise. On nous ramène toujours aux questions saugrenues des Caramuel et des Filliucius et l’on revient obstinément à celles de leurs décisions où l’odieux le dispute au ridicule, comme si ces décisions étaient toute la casuistique, ou même, en vérité, comme si la casuistique était une invention de Vincent Filliucius et de Jean Caramuel. Ceux qui se piquent le plus d’indifférence philosophique et d’impartialité rendent au moins le dogme catholique responsable des pires excès d’une certaine casuistique. Et l’on croit sur leur parole, on dit, on répète communément, il s’enseigne même dans nos écoles que la casuistique n’existerait seulement pas si l’ombre du confessionnal n’en avait abrité la naissance et favorisé les premiers commencemens.

Contre cette opinion vulgaire, ce serait avoir déjà beaucoup fait que de montrer que la casuistique est à peu près indistinctement, de tous les temps, de tous les lieux, et de toutes les religions. Si sous des latitudes aussi distantes que celles de Babylone et de Salamanque, ou de Bénarès et d’Alcala, nous prouvions que la casuistique a également fleuri, ce serait de quoi faire hésiter un instant les contempteurs de la casuistique, — supposé toutefois que la frénésie de leur fanatisme à rebours fût capable d’hésitation. Et, quelle que soit leur naturelle étroitesse d’esprit, il leur faudrait bien chercher à des argumens nouveaux des réponses nouvelles, si nous leur montrions des précurseurs de Sanchez dans les rédacteurs du Talmud, ou dans les compilateurs des livres sacrés du bouddhisme les prédécesseurs d’Escobar. Mais, comme ils pourraient dire que le bouddhisme et le judaïsme sont des religions, au sens entier du mot, — et même des théologies, — il faut aller plus loin encore, et, pour leur couper toute retraite, il faut leur montrer la casuistique à l’œuvre dans l’école de philosophie la