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années qu’il y passera. Très dur aux privations matérielles, Dostoïevsky était sans force contre les blessures morales que fait l’indigence ; l’orgueil douloureux qui formait le fond de son caractère souffrait horriblement de tout ce qui trahissait sa pauvreté. On sent la plaie vive dans ses lettres, on la sent chez les héros de ses romans, en qui son âme est si visiblement incarnée ; tous sont torturés par une vergogne ombrageuse. Avec cela malade déjà, victime de ses nerfs ébranlés, visionnaire même ; il se croit menacé de tous les maux ; il laisse parfois sur son bureau, en s’endormant, des tablettes qui portent cette recommandation : « Peut-être que cette nuit je tomberai dans un sommeil léthargique ; ainsi qu’on prenne garde de m’ensevelir avant un certain nombre de jours… » Ce qui n’était point une vision, c’était le mal terrible, le mal sacré, dont il ressentit alors les premières attaques. On a prétendu qu’il l’avait contracté plus tard, en Sibérie ; un ami de sa jeunesse m’affirme que, dès cette époque, Féodor Michaïlovitch se roulait dans les rues, l’écume à la bouche. Oui, il était bien tel dès lors que nous l’avons connu sur son déclin, un frêle et vivace faisceau de nerfs exaspérés, une âme féminine dans l’enveloppe d’un paysan russe concentré, sauvage, halluciné, avec des flots de vague tendresse qui lui noyaient le cœur quand il regardait les basses régions de la vie. Seul le travail le consolait et le ravissait. Dans ses lettres il narre ses projets de romans avec des explosions d’enchantement naïf ; et plus tard, c’est avec le souvenir de ces premières ivresses qu’il fera parler un des personnages tirés de lui-même, le romancier qui figure dans Humiliés et Offensés : « Si j’ai jamais été heureux, ce ne fut point pendant les premières minutes enivrées de mes succès, mais alors que je n’avais encore lu ni montré mon manuscrit à personne ; pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, dans un amour passionné pour mon travail ; lorsque je vivais avec ma chimère, avec les personnages créés par moi, comme avec des parens, des êtres existant réellement : je les aimais ; je me réjouissais ou je m’affligeais avec eux, et il m’est arrivé de verser des larmes sincères sur les mésaventures de mon pauvre héros. »

Cela se voit bien dans son premier roman, celui qui contient en germe tous les autres, les Pauvres Gens. Dostoïevsky l’écrivit à vingt-trois ans ; il a raconté sur la fin de sa vie, dans le Carnet d’un écrivain, la belle histoire de ce début. Le pauvre petit ingénieur ne connaissait pas une âme dans le monde littéraire et ne savait que faire de son manuscrit. Un de ses camarades, M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres et m’a confirmé cette anecdote, porta le manuscrit chez Nékrassof, le grand poète des déshérités. A trois heures du matin, Dostoïevsky entendit