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tombereau. Pour se couvrir de ses dépenses, Anna Fédorovna prit tous les livres et toutes les hardes du défunt. Le vieux se querella avec elle, il fit grand tapage et lui arracha autant de livres qu’il put ; il en remplit ses poches, son chapeau, il en mit partout ; il les porta sur lui pendant ces trois jours et ne voulut même pas s’en séparer quand le moment vint d’aller à l’église. Durant tout ce temps, il fut comme hébété, sans mémoire ; il tournait sans relâche autour du cercueil, d’un air affairé, cherchant à se rendre utile ; tantôt il arrangeait les couronnes placées sur le corps, tantôt il allumait ou changeait les cierges. On voyait que ses idées ne pouvaient se fixer sur rien avec suite. Ni ma mère, ni Anna Fédorovna n’allèrent à l’église pour l’absoute. Ma mère était malade, Anna Fédorovna s’était disputée avec le vieux et ne voulait plus se mêler de rien. J’allai seule avec lui. Pendant la cérémonie, je fus prise d’une peur vague, comme un pressentiment d’avenir ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. Enfin on cloua le cercueil, on le chargea sur la charrette et on l’emmena. Le charretier fit prendre le trot à son cheval. Le vieux courait derrière et sanglotait bruyamment. Ses sanglots étaient haletans, coupés de hoquets par l’essoufflement de la course. Le pauvre homme perdit son chapeau et ne s’arrêta pas pour le ramasser. La pluie ruisselait sur sa tête ; un vent froid s’éleva, la pluie se changea en givre qui piquait le visage. Le vieux semblait ne pas s’apercevoir de cet affreux temps ; il courait toujours en sanglotant d’un côté de la charrette à l’autre. Les pans de sa redingote usée battaient au vent, comme de grandes ailes ; de toutes ses poches des livres tombaient ; il avait dans les mains un gros volume et l’étreignait contre lui de toute sa force. Les passons se découvraient et se signaient. Quelques-uns se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard. À chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue. On l’arrêtait pour les lui montrer ; il les ramassait et courait de plus belle pour rattraper la bière. Au coin de la rue, une vieille mendiante se mit à accompagner le convoi avec lui. La charrette disparut au tournant et je les perdis de vue.


Je voudrais citer d’autres morceaux : j’hésite et ne trouve pas. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un roman. La structure est si solide, les matériaux si simples et si bien sacrifiés à l’impression d’ensemble, qu’un fragment détaché perd toute valeur ; il ne signifie pas plus que la pierre arrachée d’un temple grec, où toute la beauté réside dans les lignes générales. C’est le trait commun aux grands romanciers russes ; les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes d’eau lentes et creusantes ; tout d’un coup et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submergé par cette mélancolie qui mente. Un autre trait qui leur