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constitue à cet homme une physionomie tragique entre tous les écrivains.


II

Aux approches de 1848, la Russie n’échappait pas à la fermentation générale du monde. L’Europe n’a guère soupçonné le faible écho qui répondit là-bas à son cri de lassitude sociale. Ce grand pays muet vit comme ses fleuves gelés, en dessous, hors de la vue et de l’ouïe ; eux aussi, ils semblent arrêtés pendant six mois ; mais sous la glace immobile, l’eau court, des êtres se meuvent et créent, les phénomènes de la vie se poursuivent. Ainsi de la nation ; pour qui n’eût vu que la surface, — et qui voyait autre chose en Russie à cette époque ? — elle était inerte et silencieuse sous la main de Nicolas ; pas un pli du rigide uniforme ne bougeait. Pourtant les idées d’Occident cheminaient sous la grande muraille, les livres passaient en contrebande et volaient de mains en mains, dans les universités, les cénacles littéraires, même dans les régimens. Les plus sages lisaient Stein et, Haxthausen ; les plus ardens, Fourier, Louis Blanc, Proudhon. Des cercles d’étudians s’organisaient, on y discutait les théories nouvelles à voix basse et passionnée. Vers 1847, ces cercles s’ouvrirent à des publicistes, à des officiers ; ils se relièrent entre eux sous la direction d’un ancien étudiant, fonctionnaire des affaires étrangères, l’agitateur Pétrachevsky. L’histoire de la conspiration de Pétrachevsky est encore mal connue, comme toute l’histoire de ce temps. Il est certain néanmoins que deux courons se dessinèrent parmi les affiliés ; les uns se rattachaient à leurs prédécesseurs, les décembristes de 1825 ; ceux-là se bornaient à rêver l’émancipation des serfs et une constitution libérale ; les autres devançaient leurs successeurs, les nihilistes actuels, et réclamaient la ruine radicale de notre vieille maison sociale.

L’âme de Dostoïevsky, telle qu’on a déjà pu l’entrevoir, était une proie désignée pour ces entraînemens d’idées ; elle leur appartenait par sa générosité, comme par ses chagrins et ses révoltes. Il a raconté longtemps après, dans le Carnet d’un écrivain, comment il lut endoctriné par Biélinsky, comment son protecteur littéraire l’attira au socialisme et voulut le convertir à l’athéisme ; ces pages, écrites en 1873, sont amères et outrées, elles ont eu le tort de venir trop tard, quand la mort avait clos les lèvres qui eussent pu protester. Biélinsky est une trop grande figure dans les lettres russes, il leur a rendu trop de services, pour qu’on accueille sans réserves formelles les assertions de son ancien ami, devenu son détracteur, Je voudrais les discuter, si je traitais par le menu et pour la Russie