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douées autrement que nous, le sont peut-être mieux que nous sur un point quelconque. Elle croit que le jour viendra du suffrage universel par excellence, où la raison d’être de toute créature qui respire sera comprise enfin, où les plus petites auront leurs droits et leur valeur propres, car la vie de cet atome émane de celle de Dieu ; sa forme matérielle est la manifestation d’une pensée, ce corps renferme un esprit ; .. oui, le corps du rat d’eau, qui donne la chasse aux moules de la rivière, et le corps de cette moule, qui attend une mort certaine sous la dent du rat d’eau. Quelle pitié que chaque être soit ainsi la proie d’un autre ! La mort, qui conserve et qui élève notre identité, est encore pleine de consolations ; mais comment réconcilier un oiseau, par exemple, avec son sort, qui est de faire partie de l’embonpoint d’un chat, traître de sa nature et rampant à l’affût ? Malgré cette question qui l’embarrasse, l’aimable discoureuse se plaît à supposer que notre mort n’est que l’anneau d’une chaîne, que le progrès se poursuit ininterrompu. L’herbe sort toute parfumée de la terre froide ; le bœuf, qui la broute et la rumine, se l’assimile, comme ensuite l’être humain s’assimilera sa chair, qui fera partie de cet être humain. Nous ne savons pas bien ce que c’est qu’un ange, mais la vie qui est en nous sera un jour nécessaire pour former cet ange…

Et, de divagations en théories, de paradoxes en vérités, nous glissons au fil de l’eau comme le bois en dérive, River Driftwood, interrogeant au passage un jonc fleuri sur les plus graves questions sociales, sur les problèmes les plus solennels de la vie et de la mort, ou recueillant, le long des quais détruits, le roman des ancêtres qui habitèrent ces vieilles demeures, restées plus imposantes cent fois que les nouvelles.

Il y a cinquante ans, — un long passé pour l’Amérique, — on ne communiquait pas avec l’Angleterre par le télégraphe, c’était un autre genre de civilisation avec moins de fièvre et plus de grandeur. Tout a changé depuis ; tout ce qui n’est pas disparu a du moins terriblement vieilli, tout, sauf la rivière, jeune autant que jamais, qui s’élève toujours très haut au printemps, qui ne se tarit point en automne, où les petites voiles blanches jouent encore comme des papillons au soleil, et sur les bords défendus de laquelle continuent à s’ébattre, de génération en génération, les représentai enfantins de l’école buissonnière.

Ce n’est pas le bateau sur la Piscataqua, mais une jument passablement rétive, que sa maîtresse n’aime que mieux pour l’humeur indépendante qu’elle témoigne, qui nous conduira dans les grands bois de pins, d’érables et de chênes dont se hérissent les collines rocheuses d’Agamenticus à Eliot. Les sentiers sont rudes et déserts ;