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le furent au physique par l’air salin les deux amies qui nous racontent leur séjour d’un été sur cette plage sans prétentions. Elle s’y sont installées ensemble seules, tandis que leurs parens voyagent et, dès le début du récit, éclate ce goût d’indépendance que l’éducation encourage au lieu de le réprimer chez les Américaines. Les joyeuses solitaires de Deephaven sont naïvement ravies de diriger leur petit ménage, de sentir peser sur elles le fardeau de la vie matérielle, d’avoir à vaquer aux provisions sous peine de famine. Remarquez que ce sont des personnes aussi cultivées qu’intelligentes, capables de lire Emerson à leurs momens perdus. Mais les momens perdus sont ici bien mieux employés au grand air. En leur compagnie nous prenons goût à des plaisirs d’enfant de six ans, nous errons dans le sable à la recherche des coquillages, nous assistons du haut du phare à des couchers de soleil innombrables ; nous prêtons une oreille attentive aux récits des vieux capitaines en retraite qui forment la société de l’endroit ; nous découvrons des tragédies dans les inscriptions du cimetière qui rappellent tant de naufrages. Elles rament, elles pèchent comme de petits matelots, et n’ont pas pour cela une gentillesse de moins ; bref, leur société est si attachante, que nous quittons avec regret, nous aussi, ce Deephaven où l’on eût pu facilement s’ennuyer et où l’on s’est amusé tout le temps au contraire, grâce à une imperturbable bonne humeur, à l’heureuse faculté de jouir de tout, au discernement plein de bienveillance qui fait deviner à l’observateur un diamant dans sa gangue, un fruit savoureux dans l’écorce épineuse ou bourrue, une belle âme sous la peau tannée du plus grossier des loups de mer.

Jouir des moindres choses, tirer parti de tout, c’est le secret qu’à chaque ligne enseigne miss Jewett sans prêcher ; pour elle il n’y a pas de vie brisée irrémédiablement, pas d’infortune qui n’ait un bon côté : « Les grands chagrins de notre jeunesse deviennent parfois le charme de notre âge mûr ; nous ne pouvons nous les rappeler qu’avec un sourire. » Ceux qui attendent trop de la destinée iront à son école avec profit et se trouveront bien de connaître les vieilles filles dont elle nous présente des variétés adorables, depuis la placide miss Horatia, qui conserve silencieusement au fond de son cœur le souvenir d’un fiancé perdu en mer, heureuse dans son veuvage parce qu’elle sent le roman de ses jeunes années se dessiner de plus en plus au lieu de s’effacer, à mesure qu’une longue fidélité l’ennoblit à ses propres yeux et aux yeux de son entourage, depuis cette touchante Horatia qui voit un jour le soi-disant défunt qu’elle pleure revenir, sans la reconnaître, sous la figure d’un vieil ivrogne vagabond et débauché, secouru en passant avec un mélange d’horreur et de compassion, jusqu’à la servante Mélisse,