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sous prétexte qu’il n’y a pas d’autres mouvemens convenables. Mais un homme peut d’aventure exercer à lui seul l’influence que n’auraient point les autres hommes ensemble. La jeune fille se laissera-t-elle vaincre par un antagoniste d’autant plus redoutable qu’il parait disposé à toutes les concessions ? Non, soldat blessé dès le premier feu, elle ne reculera point pour cela. Son vénérable ami le voit bien, le soir d’été, où, à la station du chemin de fer d’Oldfields, elle accourt vers lui, pâle et les yeux brillans, pour prendre refuge dans le vieux -cabriolet, leur chère maison roulante.

— Eh bien ? dit-il, incapable d’attendre plus longtemps ses confidences.

— Eh bien ! répond-elle, vous me l’avez dit souvent quand j’étais petite fille : « Aussitôt que TOUS connaîtrez votre devoir, ne vous souciez pas des bonnes raisons qui vous empêcheraient de l’accomplir. » J’ai refusé de me donner, ne pouvant donner qu’une partie de moi-même, et maintenant je bénis l’épreuve ; toute ma vie se ressentira de cette occasion que m’a offerte la Providence d’être sûre que je connais mon chemin.

Nous ne ferons plus qu’entrevoir Nan à la fin de ses études, Nan au seuil de la carrière, hésitante encore entre les hôpitaux d’une grande ville, le désir d’aller affermir son savoir à Zurich, et la mission presque évangélique de médecin de campagne, qui la tenterait par-dessus tout si un collègue n’avait déjà mis la main sur une partie de la clientèle du docteur Leslie, devenu vieux. Elle va revoir la tombe de sa pauvre jeune mère, dont elle a transformé l’héritage de passions fougueuses en vertus, et debout, au bord de la rivière où jadis elle a failli mourir, innocente victime d’un désespoir qu’elle ne pouvait comprendre, elle regarde au loin l’autre rive : « Un vent léger passa sur ses cheveux, comme une main caressante, l’air et le soleil l’enveloppaient doucement, les arbres semblaient l’observer attentifs, comme de vieux amis, et soudain, levant les bras au ciel dans l’extase de la vie, de la force et de la joie : « O Dieu ! s’écria-t-elle, je te remercie de mon avenir ! »

Assurément il reste dans notre imagination un type aimable de femme savante et naïve à la fois, qui accomplit tout naturellement et tout simplement une étrange destinée. Pour la faire mieux valoir par le contraste, miss Jewett a placé comme une pâle fleur de serre, auprès de ce lis des champs vigoureux et superbe, la figure d’Eunice Fraley. Élevée selon les vieilles traditions dans une ville de province, esclave tremblante d’une mère autoritaire et des principes qu’elle tient de cette mère, qui la traitera en enfant jusqu’à son dernier jour, sans idées indépendantes, sans existence qui lui soit propre pour ainsi dire, la pauvre Eunice attend vainement le libérateur qui doit enfin la faire vivre. Il existe chez nous, à de