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voilà tout. La longue plaine basse et monotone se retrouve telle qu’elle était autrefois ; mais l’aspect un peu mélancolique de ce paysage, çà et là coupé par une ligne de peupliers ou par un canal, n’est pas sans charme. La région de Gheel est bien cultivée, sauf les parties sablonneuses où se réfugient de petits bois de plus : la terre ne reste pas improductive ; en revanche, l’industrie semble peu développée.

Lors de notre première visite, nous arrivons à Gheel vers midi. — La gare est à une petite distance de la ville. Comme nous demandons le chemin à suivre pour nous rendre au siège de l’administration, — on sait qu’elle se trouve dans le même local que l’infirmerie, — le chef de gare nous indique un jeune employé de la colonie venu à la rencontre d’un grand et gros garçon d’une vingtaine d’années, atteint d’idiotie, et qui arrive à Gheel accompagné de sa mère. L’idiot et sa mère suivent l’employé ; nous suivons le cortège. Après quelques minutes de marche, nous arrivons dans la ville, près de l’église. Rues larges, non rectilignes, mal pavées, peu de personnes dehors. Les maisons sont généralement peu élevées : deux ou trois étages au plus. Elles paraissent bien tenues, à en juger par la propreté des vitres et le luisant des boutons de porte. Arrivés près de l’église, qui se trouve sur la grande place de Gheel, voici Paul, — c’est l’idiot, notre compagnon d’occasion, — qui manifeste des désirs immodérés d’aller à l’école « pour jouer avec les petites filles. » Cette catégorie de la population parait l’intéresser beaucoup : il suit longtemps de l’œil toutes celles qu’il rencontre, en leur faisant de larges sourires et des signes amicaux. Elles ne s’étonnent pas pour si peu. Les petits garçons n’intéressent pas Paul le moins du monde. Sa mère lui promet qu’il ira à l’école et qu’il jouera tant qu’il voudra, mais plus tard. Cela le console pour un moment. Nous dépassons la grande place. Un homme de cinquante à soixante ans se promène lentement, tenant dans ses bras un bébé à qui il s’efforce de faire admirer les beautés locales, tout en lui chantant à tue-tête, et sans la moindre justesse de ton, une chanson probablement locale aussi : c’est un aliéné qui soulage, pendant une heure ou deux, la femme de son nourricier en se chargeant de son rejeton piailleur et exigeant. Il s’acquitte de sa besogne de son mieux, adressant le bonjour aux personnes qu’il connaît, échangeant avec elles quelques mots. Paul change le courant de ses idées : il commence à faire des avances aux chiens qu’il croise sur sa route. Malheureusement pour lui, la plupart d’entre eux sont attelés à leurs petites charrettes, de sorte qu’ils ne se soucient guère de se déranger. Paul se chagrine et se raccroche à l’idée d’aller à l’école ainsi qu’à une planche de salut.