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vingtaine d’aquarelles représentant des paysages des environs de Gheel. Il en est d’étonnantes au point de vue de la perspective et des jeux d’ombre et de lumière ; je ne crois pas en avoir jamais vu d’aussi parfaites, il les vend ou du moins veut les vendre à des prix fort élevés. Il fait souvent des lieues dans une journée pour chercher un paysage nouveau, ou pour le dessiner, ce qui s’accorde fort mal avec les plaintes qu’il formule contre le régime de Gheel. Il s’occupe encore d’écrire un grand ouvrage, « un livre de génie, » dit-il, contre le gouvernement monarchique et en faveur de la république ; il nous en montre quelques feuillets. A l’entendre, il aurait admirablement réussi comme architecte aux États-Unis, il énumère des constructions fabuleuses, et décerne à son propre mérite des éloges sans fin. Son rêve est de retourner outre-mer. Si intéressante que soit la conversation, nous finissons par nous retirer, désireux de voir encore quelques aliénés avant de retourner à Bruxelles, mais non sans avoir visité la maison en entier. L’hôtesse en est fort aimable, très maternelle et douce ; sa maison est bien tenue. Dans la rue, encore quelques rencontres avec des aliénés : en voici un, perché sur un tronc d’arbre au bord de la route, qui salue gravement les passans en fumant sa pipe ; il prend l’air et inspecte la population. Un autre se promène : c’est un ancien tapissier, dont l’affaiblissement mental est assez prononcé. Puis ce sont deux femmes, dont l’une paraît dans une béatitude complète et répond d’une façon douce et polie ; à l’exemple du tapissier, elle trouve le séjour de Gheel fort agréable ; l’autre est une grosse petite personne qui promène l’enfant de son nourricier en lui chantant des refrains de nursery. Nous arrivons chez une dame d’Anvers, devenue folle à la suite de chagrins domestiques dont la nature nous est inconnue. La maison qu’elle occupe est parfaitement tenue : le salon est gai et clair, sa chambre grande et propre ; le mobilier en très bon état. La conversation, à laquelle je ne participe guère, roule sur les afflictions des femmes, sur les mille moyens qu’ont les hommes de les torturer, sur les tristesses de la vie, sur les bienfaits de la mort : « Il faut se résigner, il faut vivre en espérance, » répète la pauvre femme sans cesse. Elle n’a pourtant pas l’air ennuyé, dégoûté, de certains aliénés misanthropes ; son visage est aimable et aisément souriant.

Mais il se fait tard : il est temps de retourner à Bruxelles, sous peine d’être obligé de passer la nuit à Gheel. N’ayant guère vu que des habitations d’hôtes, qui représentent l’élément le moins important de Gheel, nous décidons de revenir passer une journée pour voir des logemens de nourriciers, et cela principalement dans les hameaux et fermes à l’entour de la ville.