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en effet. Je n’en apporterai qu’une seule preuve. Chateaubriand, plus poète cependant que Prévost, en imitant dans son Atala le récit ou le tableau des funérailles de Manon au désert, non-seulement ne l’a pas surpassé, mais au contraire l’a gâté, uniquement pour avoir voulu, si je puis ainsi dire, le charger en couleur et le monter en sentiment.

Pour le style, je conviendrai d’abord qu’il est généralement moins facile, moins pur peut-être, et surtout moins nombreux dans Manon, qui vit toujours, que dans Cléveland, qui est plus d’à moitié mort, et dans le Doyen de Killerine, qui l’est bien tout à fait. Et pourquoi n’ajouterais-je pas qu’en voulant le corriger, dans plusieurs éditions successives, Prévost n’y a pas toujours très heureusement réussi ? Par exemple, à l’endroit où des Grieux raconte comment Manon lui fut enlevée, j’aimais mieux l’entendre dire « qu’elle fut conduite à l’Hôpital, » que de l’entendre faire de l’éloquence, dans l’édition définitive, et enfler le ton pour substituer à l’hôpital « une retraite qu’il a horreur de nommer. » De même encore, — et dût-on m’accuser de cynisme, — je trouve que Manon parlait mieux son langage quand elle disait de l’une de ses dupes : « Il n’aura pas la satisfaction d’avoir couché une seule nuit avec moi, » qu’en disant avec plus de noblesse, mais avec moins de propriété : « Il ne pourra se vanter des avantages que je lui aurai donnés sur moi. » Dans l’un et l’autre cas, la première version était de la langue forte et précise du XVIIe siècle ; dans l’un et l’autre cas, la seconde est de la langue noble et vague du XVIIIe.

D’autres corrections sont plus heureuses. Mais ce qui ne pouvait pas dépendre d’un changement heureux ou malheureux, c’est la qualité foncière du style ; une vivacité qui n’est égalée que par le naturel et une simplicité qui ne le cède qu’à l’émotion. Dans la manière d’écrire de l’auteur de Gil Blas, naturelle, si l’on veut, mais d’un naturel savant, on sent l’intention comique ; dans celle de l’auteur de Marianne, beaucoup moins naturelle, on sent la prétention d’étonner ; mais ici, sous la transparence inimitable des mots, de même que l’on chercherait inutilement l’auteur, on tâcherait sans succès à noter ou définir le procédé. Nulle trace d’affectation, pas ombre de rhétorique, aucun tour de métier, les plus grands effets obtenus par les moyens les plus simples, ou quelquefois les plus vulgaires, et ce que l’on pourrait enfin appeler l’évanouissement du style dans la sincérité du fond. Ne disons donc pas que l’auteur de Manon Lescaut écrit mat ou qu’il n’écrit pas bien, mais disons seulement, — s’il faut faire une concession, — disons qu’il n’écrit point, c’est-à-dire qu’emporté lui-même par son récit, il écrit sous la dictée des choses, plus préoccupa de le » représenter au vrai que de faire attention comme il les représente ; ce