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retirait de lui, comme il arrive trop souvent, à mesure que la réputation lui venait.

Si nous pouvons passer rapidement sur ses romans, à partir de cette date, il n’en est pas de même de ses traductions. Ce n’est pas seulement qu’elles tiennent dans son œuvre une place considérable, c’est aussi qu’en les omettant on lui ferait tort, — et à un autre avec lui, — de toute une grande part de l’influence qu’il a exercée sur son siècle. Dès 1731, Prévost, l’un des premiers, avait été frappé de l’ignorance où nous vivions d’un grand peuple voisin : « Je ne parle de ces objets qu’en passant, dit quelque part le héros des Mémoires d’un homme de qualité, racontant son voyage d’Angleterre, et pour donner une trop légère idée d’un pays qui n’est pas aussi estimé qu’il devrait l’être des autres peuples de l’Europe, parce qu’il ne leur est pas assez connu. » Quelques pages plus loin, dans la bouche d’un autre de ses personnages, il mettait, avant l’Esprit des lois, un éloge éloquent de la constitution anglaise, et avant les Lettres philosophiques, l’un des jugemens les plus justes qu’un Français pût alors prononcer sur Shakspeare. On a déjà vu que le Pour et Contre, son journal, de 1733 à 1740, n’eut pas de plus intéressant objet que cette diffusion en France de la littérature ou des mœurs anglaises, et, quand il cessa de paraître, nous avons de bons garans que ce fut cette nature d’informations que l’on en regretta le plus.

Ceci est caractéristique d’un moment important de notre histoire littéraire. Les yeux et les esprits jusqu’alors, quand ils faisaient tant que de s’égarer au-delà de la frontière, se tournaient vers l’Espagne, et, de même qu’elle avait été la patrie des romans de Le Sage, l’Espagne est encore le lieu de la scène des premières parties des Mémoires d’un homme de qualité. Mais tout d’un coup la direction change : l’intérêt cesse de se porter vers les choses d’Espagne ; un souffle nouveau vient d’ailleurs ; ce sont les noms de Daniel de Foë, de Steele, d’Addison, de Bolingbroke, de Swift, de Pope, par-dessus toutes les autres, qui résonnent maintenant aux oreilles françaises ; il se trouve des traducteurs pour Robinson Crusoé, pour les comédies de Steele et pour les Essais d’Addison, pour les Voyages de Gulliver ; un système d’échanges s’établit, une communication d’idées, un courant de sympathies qui va durer jusqu’à la fin du siècle, et que les guerres elles-mêmes de peuple à peuple, ou plutôt de marine à marine, n’interrompront seulement pas. Plus que personne et dès la première heure, Prévost y a aidé. Ses romans et ses histoires, son Cléveland et son Doyen de Killerine, son Guillaume le Conquérant et sa Marguerite d’Anjou, son journal et ses traductions y concourent successivement ou simultanément ; et il met enfin le comble à ses