mélodrame surtout, comme, en y cherchant bien, on en retrouverait jusque dans Manon Lescaut : une seule famille, comme dans Clarisse, un seul couple, comme dans Paméla ; tous les caractères développés sur place, pour ainsi dire, et du fond d’eux-mêmes, par le seul exercice de leurs dispositions naturelles ; toute l’action ramenée du dehors au dedans ; et l’émotion ainsi dérivée de sa véritable source, ou du moins la plus abondante et la seule inépuisable, qui est la connaissance entière de ce que les personnages du drame ont eux-mêmes de plus secret et de plus caché pour eux-mêmes. À dater de ce jour, l’aventure, destituée de la place qu’elle avait occupée jusqu’alors, cesse d’être le principal élément d’intérêt du récit. Les combinaisons chimériques sont abandonnées, comme un ressort vulgaire, à ceux qui ne sauront autrement s’y prendre pour se faire lire ; les romanciers se proposent pour objet « l’histoire des mœurs, » comme disait Richardson lui-même, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, l’exacte imitation de la vie ; et le roman devient un genre littéraire. En effet, on pouvait maintenant discerner un bon roman d’avec un mauvais, ce que l’on n’eût pas pu faire avant Clarisse ou Paméla, non pas plus en vérité qu’avant les Précieuses ridicules ou l’École des femmes, on n’eût su discerner une méchante comédie d’une bonne.
À toute évolution ou révolution dans l’histoire d’un genre correspond une révolution ou évolution des procédés. Il n’importe pas d’ailleurs que la transformation des procédés suive ou précède celle du genre, et il suffit qu’il n’y ait pas d’exemple qu’elle ne s’y trouve liée. À la forme du récit personnel que le roman, comme nous l’avons dit, avait héritée des Mémoires, et qui est, comme on l’a vu, la forme de Gil Blas, de Marianne, de Manon Lescaut, aussi bien que celle des Voyages de Gulliver ou de Robinson Crusoé, Richardson, servi par l’instinct ou déterminé par le choix, substitua donc la forme du roman par lettres. On n’en avait guère de modèle en France, — car on me permettra de ne pas nommer ici les Lettres persanes, — que les Lettres portugaises, qui ne sont point non plus un roman, mais pourtant où Prévost eût pu reconnaître ce que la forme épistolaire offrait de ressources pour la peinture et l’expression de la passion. Richardson, lui, sentit d’abord ce que cette même forme procurait de facilités particulières à la prédication morale, et l’artiste qui était en lui, survenant à son tour, en découvrit à l’épreuve la merveilleuse richesse. Ne pourrait-on dire en effet que la forme du roman par lettres est à la forme du récit personnel ce qu’une partition d’orchestre, où vingt instrumens, qui conservent leur individualité, s’unissent pour produire un effet d’ensemble, est à la même partition, réduite pour piano ? Et n’est-ce pas dire que la diversité, la complexité, l’ampleur et la puissance