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de l’imitation, et quoiqu’il suffise qu’une œuvre d’une certaine forme ait une fois réussi pour que le peuple des auteurs se flatte aussitôt de l’égaler en en reproduisant ce qu’elle a de plus superficiel, il faut pourtant bien admettre que la nouveauté de cette forme épistolaire ne laissait pas de répondre à quelque nécessité du roman. La forme du récit personnel, qui convient admirablement en de certains sujets, — Manon Lescaut, Werther, René, Adolphe, — convient moins bien en de certains autres. Elle avait gêné Le Sage, elle avait gêné Prévost. Il fallait désormais -quelque forme plus souple. Richardson vint la fournir, et, en la fournissant, détourna le roman français de la voie qu’il avait jusqu’alors suivie vers une voie toute nouvelle.

Prévost lui-même l’a très bien senti : « L’auteur juge si favorablement de son entreprise, écrira-t-il dans la préface de l’un de ses derniers et plus médiocres romans, qu’il prend le parti de tracer ici son plan, pour tracer les voies à ceux qui voudront le remplir après lui. Rien n’est plus simple : c’est de faire envisager du côté moral tous les événemens dont il se propose le récit. Il entend par côté moral certaines faces qui répondent aux ressorts intérieurs des actions et qui peuvent conduire, par cette porte, à la connaissance des motifs et des sentimens. » C’est de Richardson que cette idée lui vient, et c’est quelque chose qui date encore de Richardson dans le roman. Richardson, en ce sens, a réalisé ce que Marivaux n’avait fait qu’entrevoir, et ce que Prévost, assez inexpérimenté dans ce genre d’observation, traduisait comme on vient de l’entendre. Moraliste ou prédicateur, mais par-dessus tout romancier, Richardson sut tourner au profit de son art une expérience consommée de psychologue acquise dans cette profession de directeur de consciences qu’il avait pratiquée presque dès son enfance ; et ce goût de psychologie, ou de casuistique même, que ses chefs-d’œuvre introduisirent, le roman moderne jusqu’ici n’a pas pu réussir ni cherché sérieusement d’ailleurs à s’en déshabituer. On a dit, à la vérité, qu’à force de vouloir édifier, Richardson finissait par ennuyer. Il faut seulement prendre garde que la véritable innovation dont nous le louons n’est pas là. Mais plutôt elle consiste en ceci que, tout en moralisant, il a rendu le roman capable de porter la pensée, en donnant du même coup le moyen et l’exemple d’y faire entrer la discussion des sujets « où toute famille de la société, comme il le dit lui-même, peut se trouver intéressée tous les jours. » Quand nous arriverons à Rousseau, ce sera le temps d’examiner le problème qu’une esthétique surannée s’efforcerait vainement de nier ou de railler : s’il est permis, et dans quelle mesure, de demander à l’œuvre littéraire, drame ou roman, de