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commis-voyageurs épris de littérature allemande, viennent de fonder à Seldwyle une société de gens de lettres, et rêvent d’ouvrir une nouvelle ère de Sturm und Drang, d’orage et d’assaut. Grands lecteurs de journaux, grands consommateurs de revues, ces modernistes ignorent les meilleurs livres. En leur qualité d’hommes de lettres, ils honnissent la morale bourgeoise, considèrent comme un devoir professionnel d’étudier la psychologie dans les mauvais lieux, colportent des cartes transparentes et font des mots. Il y a parmi ces génies un naturaliste consciencieux, Viggi Störteler, toujours en quête de descriptions d’après nature, toujours à l’affût du document humain. Passant un jour à côté d’une ornière, il s’arrête, transporté d’admiration, tire aussitôt son carnet et prend les notes suivantes :


Motif pour une nouvelle villageoise : sillon creusé par une roue de charrette, à moitié rempli d’eau, où nagent des petites bêtes aquatiques. Chemin creux, terre humide, d’un brun sombre. Une eau rougeâtre, ferrugineuse, remplit aussi les empreintes des pas. Grande pierre dans le chemin, récemment écornée comme par des roues de charrette.

Plus loin, il rencontra une pauvre paysanne, l’arrêta, lui donna quelque menue monnaie, et la pria de rester quelques instans tranquille. L’examinant des pieds à la tête, il écrivit : « Apparence rude, pieds nus, poussière des routes jusqu’au-dessus des chevilles, jupon à raies bleues, corsage noir, reste d’un costume national, tête enveloppée dans un foulard rouge à carreaux blancs. » Mais soudain la fille se mit à fuir à toutes jambes, comme si elle avait le diable sur les talons. Viggi la suivit curieusement du regard, et se hâta d’écrire : « Délicieux, figure démoniaque, nature élémentaire ! » Quand elle eut couru assez loin, la fille s’arrêta et regarda derrière elle ; voyant qu’il continuait à écrire, elle lui tourna le dos, et se frappa plusieurs fois avec le plat de la main, derrière les hanches, puis disparut dans la forêt.


Par un heureux sort qu’il ne mérite pas, ce minutieux observateur de la nature insignifiante a épousé une blonde ménagère, qui a du bien, un pied charmant, et qui file à son rouet tout le long du jour, mais dont l’éducation tant littéraire que scientifique laisse à désirer. Aussi lui met-il entre les mains un traité d’anthropologie, et afin de mieux l’initier à l’expression des beaux sentimens, il fait un voyage et se propose d’échanger avec elle une correspondance amoureuse qu’il publiera peut-être un jour. N’est-ce pas là un des travers de l’homme de lettres, pour qui les sentimens ne valent que