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Erato. Lorsque l’animation fut à son comble, Notre chère Dame parut dans toute la splendeur de sa beauté et de sa bonté ; elle s’assit à côté des Muses et baisa tendrement sur les lèvres, sous sa couronne d’étoiles, la sublime Uranie, lui disant d’une voix douce en prenant congé d’elle, qu’elle n’aurait point de repos jusqu’à ce que les Muses pussent demeurer pour toujours dans le paradis.

Il ne devait pas en être ainsi. Afin de se montrer reconnaissantes de l’amitié et de la bonté qu’on leur témoignait, les Muses se concertèrent et se mirent à répéter, dans un coin retiré de l’enfer, un chant de louanges auquel elles s’efforcèrent de donner la forme d’un choral solennel, comme ceux qu’on chantait dans le ciel. Elles se partagèrent en deux chœurs chacun de quatre voix, dont Uranie dirigeait la partie haute et elles produisirent ainsi une remarquable musique vocale.

A la prochaine fête qu’on célébra dans le ciel, les Muses remplirent de nouveau leur office, et, saisissant le moment qui semblait favorable à leur projet, elles se réunirent et commencèrent leur chant sur un ion doux qui s’éleva bientôt puissamment. Mais, en ce lieu, il retentit d’une façon lugubre et même presque arrogante et rude, et il exprimait un tel accablement de regrets et tant de plainte qu’un silence plein d’effroi régna d’abord parmi le peuple des élus, qui écoutait : ils furent saisis de la douleur et de la nostalgie de la Terre, et, de toutes parts, éclatèrent en sanglots.

Un soupir infini traversa le ciel. Tous les Anciens et les Prophètes accoururent consternés. Comme les Muses, dans leur bonne intention, chantaient toujours d’une voix plus mélancolique, le Paradis tout entier, avec les Patriarches, les Anciens et les Prophètes et quiconque avait foulé les vertes prairies, acheva de perdre contenance. A la fin la sainte Trinité en personne vint voir ce qui se passait et un long roulement de tonnerre réduisit au silence les Muses trop zélées.

Le repos et le calme furent rétablis dans le ciel. Mais les neuf sœurs durent le quitter et n’y purent jamais retourner depuis.


Ainsi le chant profane des neuf Muses a troublé les élus dans leur morne béatitude ; ces voix d’en bas ont éveillé chez les infortunés bienheureux le dégoût des joies célestes et le regret du coin de terre où ils ont souffert, où ils ont aimé.


Il resterait à justifier le titre de cette étude. Prise dans son ensemble, l’œuvre de M. Gottfried Keller que nous avons examinée, — le roman psychologique et macabre du Grüne Heinrich, la transposition du Roméo et Juliette de Shakspeare, les grotesques de Seldwyla, les fantaisies théologiques des sept légendes, — offre tous les caractères de l’humour, qui est justement fait de contrastes