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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/939

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M. Octave Feuillet, sans négliger la transition que M. Theuriet lui ménage, se consoler de M. Becque.

N’est-ce pas une féerie, ce délicieux Roman d’un jeune homme pauvre, à la condition que l’on explique le mot ? Récit ou pièce, d’abord c’est un roman qui ne cache pas d’en être un, et qui, au contraire, s’en vante ; et qu’est-ce qu’un roman, sinon une féerie dont l’imagination de l’auteur est la maîtresse fée ? Cette souveraine, d’une part, prend soin de douer le héros de toute sorte de qualités et de grâces ; d’autre part, elle dispose les événemens de façon qu’ils lui gagnent notre intérêt et elle les fléchit par degrés vers une fin heureuse. C’est un prince, et le prince Charmant ; il parait persécuté, séparé de celle qu’il aime ; au dénoûment, il rayonne avec elle dans une apothéose. Nous n’avons, à l’ordinaire, ni tant de vertus, ni tant de séductions ; nous ne passons pas par tant de traverses ; et si nous tombons dans le malheur, ce n’est pas communément pour rebondir vers la félicité. Raison de plus pour que nous nous plaisions à changer en idée notre destinée contre celle de ce fortuné fantôme. « Si je pouvais être ce monsieur qui passe ! s’écrie Fantasio ; ce monsieur qui passe est charmant ! » Sainte-Beuve, comblé de science et d’honneurs, mais épais de taille et laid de visage, confessait qu’il donnerait tous ses trésors d’esprit et de gloire pour la tournure et l’habit d’un sous-lieutenant de hussards : M. Octave Feuillet, sans rien nous demander en retour, nous permet d’être, pendant quelques heures, son héros. Ah ! que je me sais bon gré d’être ce « Jeune homme pauvre ! »

Il n’est pas pauvre, en effet, de cette pauvreté qui peut-être est la mienne ou celle de mon voisin. Il ne ressent les privations que pour attendrir le public, et les biens nécessaires, même les matériels, lui viennent justement à l’heure qu’il faut : pour commencer, un dîner, pour finir, une fortune. Qu’une table servie descende du plafond ou qu’elle soit préparée par la charité d’une portière ; qu’un coup de baguette désensorcelle le héros et le fasse reconnaître pour l’héritier du roi, ou qu’un testament lui rende son patrimoine, c’est tout un : Il n’est qu’un faux pauvre, Dieu merci ! Quoi de plus triste qu’un vrai ? il n’est pauvre que d’argent, et voilà de quelle manière ; c’est une élégance, presque une coquetterie de sa part. Il l’est à peu près comme Peau d’âne est fille de ferme ; et ne parait-elle pas plus noble, plus touchante sous ses haillons que sous la pourpre ? Plutôt que pauvre, Il est léger d’écus ; cette désinvolture lui sied dans une société où trop de gens sont alourdis par leurs poches. Il est marquis dans une société de vilains ; il l’est incognito, ce qui lui donne du piquant. Il est beau, il est mince, il est fort, comme nous nous figurons que nous le sommes, quand nous pensons à la femme que nous aimons sans nous regarder dans une glace. Il est bon cavalier, bon nageur, bon gymnaste : et quelles occasions lui sont données d’exercer ses talens !