Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/961

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vraisemblable est que, dans toutes ces nouvelles d’alliances, de coopérations d’envois de corps d’armée, il y a beaucoup de bruit pour peu de chose. L’Italie n’a d’autre intérêt que d’occuper quelques points de la Mer-Rouge, si elle le veut, de s’entendre pour cela avec l’Angleterre, si elle le croit nécessaire, en évitant les combinaisons qui ne seraient que des aventures sans profit pour son avenir.

Il y aurait bien cependant une moralité à tirer de tous ces incidens qui se lient à ce qu’on appelle aujourd’hui la politique coloniale. De toutes parts règne une singulière émulation de conquêtes, d’annexions et d’interventions. C’est à qui civilisera quelque région inconnue ou ira porter le nom et l’ascendant de l’Europe le plus loin possible. La conférence qui s’est réunie depuis plus deux mois à Berlin et qui termine en ce moment ses travaux a eu pour objet l’occupation et la civilisation du Congo. Soit, c’est la mode du jour ; mais enfin où veut-on aller avec cette politique et où s’arrêtera-t-on ? D’abord, à parler en toute sincérité, c’est vraiment une prétention assez étrange de disposer ainsi de tous les territoires au nom de la supériorité européenne, sous prétexte qu’on a des intérêts de commerce à protéger ou des peuplades barbares à civiliser. Et puis qu’arrive-t-il ? On croit échapper aux difficultés du continent en portant au loin l’activité du vieux monde et on ne fait que se créer des difficultés nouvelles. La France est depuis deux ans au Tonkin sans pouvoir en finir, et elle a maintenant une guerre avec la Chine. L’Angleterre a cru tout simple de s’emparer de l’Egypte et elle a trouvé devant elle le mabdi, qui tient ses armes en échec. L’Italie veut civiliser les bords de la Mer-Rouge ; la Turquie voudra peut-être à son tour reparaître dans ces contrées qu’elle ne cesse de revendiquer, et de toutes ces interventions peut naître une crise universelle. M. de Bismarck, pour donner un empire colonial à l’Allemagne, est à tout instant près de se brouiller avec l’Angleterre. De sorte que, pour aller civiliser quelques peuplades barbares ou conquérir des territoires inconnus, de grands gouvernemens risquent d’enchaîner toute leur politique, d’engager leurs finances et, en définitive, de préparer peut-être à l’Europe de nouvelles causes de conflits. Tout ce que nous voulons dire, c’est qu’il serait peut-être de la plus simple prévoyance de pratiquer cette politique coloniale nouvelle avec mesure, de n’avancer dans cette voie que par des raisons décisives, pour des intérêts évidens, sans s’exposer à compromettre des intérêts supérieurs et bien autrement sérieux.


CH. DE MAZADE.