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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/155

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une émotion de doute et de crainte dont chaque jour les manifestations deviennent plus vives. Ses hommes d’état tremblent pour l’avenir ; ils cherchent à le conjurer en augmentant leur flotte de combat. Tentative vaine, car le problème qu’ils ont à résoudre est insoluble. Qu’ils doublent le nombre de leurs navires de guerre, qu’ils hérissent de fortifications leurs frontières maritimes, qu’ils les rendent inattaquables en les couvrant de cuirasses, de canons de gros calibre, voire de torpilles de toutes espèces, ils n’empêcheront jamais une puissance maritime, fût-elle de troisième ordre, de faire subir à leur pays des pertes irréparables, en lançant sur les mers plusieurs de ces navires à grande vitesse qui n’auront besoin que de quelques kilogrammes de matière explosible pour détruire en une seconde ses plus grands paquebots.

Et ce qui se passera en pleine mer se passera également sur les côtes, car la guerre de course a pour corollaire forcé l’attaque des ports ouverts, des villes non défendues, des entrepôts non fortifiés du commerce et de l’industrie. Du moment qu’il est licite, qu’il est obligatoire même de frapper la propriété privée sur les mers, parce que si on ne la frappe pas, il n’y a plus de guerre possible et le fort est toujours maître d’écraser le faible sans pitié, de s’arroger le privilège de l’exploitation du monde, d’accaparer tous les marchés, de se faire de la richesse de notre globe une sorte de monopole, il ne saurait être défendu de détruire sur terre cette même propriété. Il n’y a pas plus de raison pour respecter une cité quelconque, à plus forte raison une cité prospère, que pour respecter une flotte commerciale. Qu’on incendie les produits d’un pays sur ses navires ou dans ses docks et ses magasins, c’est tout un. Ou plutôt la seconde opération a sur la première l’avantage matériel et moral d’être plus décisive. Il est certain qu’on amènera aussi sûrement à la paix un peuple contre lequel on combat, en le privant d’un de ses ports de commerce qu’en le privant d’un de ses ports militaires, de même qu’on atteindra aussi sûrement ce résultat en dispersant sa marine de commerce qu’en faisant sauter ses escadres de guerre. La perte de Marseille nous serait-elle moins sensible que celle de Toulon ? Or, pour cribler de projectiles une ville industrielle ou commerciale, pour anéantir sa richesse, quelques canonnières de 14 cm arrivant subitement dans la nuit peuvent suffire. Et quel est le peuple, si faible qu’il soit, qui n’ait le moyen de se procurer quelques canonnières de 14 cm ? Sur ce point encore, les chances de la lutte maritime sont à la veille de s’égaliser au profit des faibles. Le règne des gros navires battant les grosses fortifications est fini ; celui des petits engins meurtriers s’attaquant à ce qui fait la vie et la richesse des nations va commencer.