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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/209

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juger de ces dernières sur le témoignage suspect de Benjamin Constant, qui l’année même ou Humboldt rencontra Charlotte, arrivait à Goettingne et écrivait à Mme de Charrière : « J’ai fait une visite au professeur Heyne et j’ai vu sa fille. Mon entrée chez celle-ci fait tableau : imaginez une chambre tapissée de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de petits nœuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche, à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin ; j’étais impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage promettait. Elle m’a paru spirituelle et assez sensée. » Il ajoutait qu’il faut toujours passer quelques travers à une fille de professeur allemand ; « Mépris pour l’endroit qu’elles habitent, plaintes sur le manque de société, sur les étudians qu’il faut voir, sur la sphère étroite et monotone où elles se trouvent, prétention et teinte plus ou moins foncée de romanesquerie, voilà l’uniforme de leur esprit, et Mlle Heyne, prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. »

Les filles de professeurs sont souvent appelées à vivre dans de petites villes, où elles se trouvent mêlées à toutes les tracasseries, à tous les commérages, à toutes les médisances. Les filles de pasteurs de campagne habitent un village où personne ne leur dispute leur rang ; elles peuvent se dispenser d’avoir des prétentions. Humboldt voulait beaucoup de bien à ces princesses rustiques, qui unissaient, selon lui, les grâces de l’esprit à la simplicité du cœur et des manières et qui avaient du monde sans être des mondaines. Telle lui apparut Charlotte, et ce fut un enchantement. Ils passèrent ensemble trois heureux jours. On ne se quittait guère du matin au soir, on se promenait, on causait ; Pyrmont s’était changé en un lieu d’innocentes délices. En faisant ses adieux à cette aimable créature, l’étudiant de Goettingue lui remit une feuille d’album où il avait écrit ces mots : « L’amour du vrai, du bien et du beau ennoblit et exalte le cœur ; mais c’est peu de chose si une âme sympathique n’est de moitié dans tout ce que nous sentons. Jamais cette conviction n’a été si forte en moi qu’à l’instant où je me sépare de vous avec l’incertaine espérance de vous revoir. » Il avait pourtant promis solennellement qu’avant peu il irait frapper à la porte de la petite cure de Lüdenhausen. Cet étudiant était un baron, il ne tint pas parole. Qu’ils s’appelassent Guillaume ou Alexandre, les Humboldt étaient des hommes avisés, incapables de faire une folie, toujours maîtres de leurs entraînemens, très attentifs à écarter de leur vie tout ce qui pouvait l’embarrasser.

Cependant, à travers toutes les vicissitudes de sa destinée, il n’oublia jamais les cheveux blonds et les yeux bleus qui avaient mis pendant quelques heures sa sagesse en péril ; il se souvenait de certaine