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langage apocalyptique : « En passant sur cette terre comme nous y passons tous, pauvres voyageurs d’un jour, j’ai entendu de grands gémissemens. J’ai ouvert les yeux, et mes yeux ont vu des souffrances inouïes et des douleurs sans nombre. » Si le différend était de ceux que le suffrage universel pût être appelé à trancher, il serait aisé de préjuger l’avis de cette population si nombreuse à Paris dont j’ai décrit les conditions d’existence dans trois études sans doute oubliées[1] et qui cache derrière les splendeurs de la grande ville sa dégradante misère. Paris n’a pas malheureusement le monopole de ces tragiques mystères de la souffrance. Sans qu’il faille faire de l’état industriel et agricole de la France une description par trop sombre, on ne saurait nier cependant que la misère ne s’y trouve disséminée un peu partout, plus fréquente, à la vérité, dans les villes que dans les campagnes, mais surtout atteignant, par une sorte de loi fatale, son degré d’intensité le plus cruel dans les régions où la production industrielle est le plus intense également ; de telle sorte qu’un affligeant contraste met sans cesse l’extrême pauvreté en regard de l’extrême richesse et rend les souffrances de l’une plus dures à supporter par comparaison avec les jouissances de l’autre. Ce contraste, qui est l’éternelle loi du monde, n’en a pas moins quelque chose de douloureux, et il suffit que les hasards de la charité ou la curiosité de l’esprit vous aient parfois conduit en présence de ces spectacles poignans pour en conserver une sorte de malaise de la conscience et d’obsession de la pensée. Quoi de plus naturel que d’échapper à ce malaise et à cette obsession en cherchant le moyen de substituer aux efforts de l’assistance individuelle, dont l’insuffisance est éclatante, quelque remède plus général qui fasse disparaître la misère au lieu de la soulager ? Remarquons à l’honneur de notre temps, dont on dit tant de mal, que cette préoccupation est toute moderne. L’ancienne charité se préoccupait surtout de panser les plaies qui choquaient les yeux. Plus ambitieuse, la charité moderne (je prends ce mot au sens le plus large) ne désespère pas d’administrer au corps malade quelque médicament qui guérisse le mal en le détruisant dans sa racine. C’est une espérance assez noble pour qu’il vaille la peine de rechercher ce qu’elle peut avoir de fondé ou de chimérique, et cette recherche sera la conclusion naturelle d’études auxquelles leur sujet même peut prêter un triste intérêt.

Je ne crois pas devoir comprendre dans l’armée des combattans contre la misère ceux-là qui visent à refondre toute notre organisation sociale par la mise en commun sous une forme ou

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er octobre 1881 et du 15 avril 1883.