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encore penseur et poète. L’expression dramatique le domine avant tout. L’effet pittoresque est le moyen, non le but. Il peint sous une inspiration indépendante de l’idée de peinture. Les batailles, les massacres, les émeutes, les grands mouvemens des masses humaines exaltent surtout son imagination, et, dans l’ordre psychologique, les tourmens, les angoisses, les désespoirs, toutes les souffrances de l’âme. Si Delacroix est amené à traiter des sujets dont l’élément dramatique est absent, il l’introduit. De l’Apollon vainqueur du serpent Python, qui est une apothéose, il fait une gigantomachie terrible ; du Trajan[1], qui est un triomphe, il fait une scène du plus puissant pathétique ; de la Mort de Sardanapale, qui, d’après le récit de Diodore, n’est qu’un vaste sacrifice lentement préparé et calmement exécuté, il fait une atroce tuerie.

Où le drame n’est pas, Delacroix le met ; où est le drame, il le dramatise. D’un sujet tragique il tire la plus grande somme de tragique possible. Il ajoute à la conception dramatique par une interprétation plus dramatique encore. Dans les Deux Foscari, Delacroix a mis sous les yeux la scène si poignante que lord Byron n’avait fait qu’indiquer. Il a montré les bourreaux près du chevalet de tortures, le greffier impassible, la foule des assistans curieux ou émus, le patient demi-nu, brisé par la question, le père, dans sa robe ducale, brisé par la douleur, l’épouse, seule libre dans cette multitude de laisser couler ses larmes. C’est la synthèse de toute la pièce de Byron, c’est aussi le tableau synoptique de toutes les souffrances humaines. Dante et Virgile

  1. En cette courte étude sur l’exposition des œuvres d’Eugène Delacroix, a, mieux dire sur le génie d’Eugène Delacroix à propos de cette exposition, nous rappellerons souvent des tableaux qui ne se trouvent pas à l’École des Beaux-Arts. On sait, en effet, qu’il manque là une multitude de tableaux du maître. Dans le livre récemment publié : l’Œuvre complet d’Eugène Delacroix, catalogué et reproduit par Alfred Robaut et commenté par Ernest Chesneau (1 vol. in-4o ; Charavay, éditeur), les toiles décoratives, tableaux, aquarelles et dessins importans s’élèvent à plus de deux mille. C’est une moyenne de cinquante tableaux ou dessins par an. Cette fécondité a de quoi étonner, surtout si l’on songe que Delacroix mettait toute son âme dans la moindre esquisse. Encore y a-t-il à coup sûr un certain nombre de dessins et même de tableaux qui ont échappé aux patientes investigations de MM. Robaut et Chesneau ! Or, le catalogue de l’exposition de l’École des Beaux-Arts ne compte que trois cent quatre-vingt-cinq numéros. On s’y pouvait attendre. Les règlemens du Louvre interdisent, fort sagement, le prêt des tableaux. Il en est de même dans un grand nombre de musées de province. Beaucoup de particuliers enfin, peu curieux de réclame, se défendent de laisser sortir les Joyaux de leur galerie. — Hâtons-nous de dire toutefois qu’en complétant la visite de cette exposition, qui contient plusieurs des chefs-d’œuvre de Delacroix ! l’Entrée des croisés à Constantinople, la Médée, les Deux Foscari. Jésus dans la barque, par une station au Louvre, à Saint-Sulpice, au Sénat et à la Chambre des députés, on voit l’ensemble de l’œuvre d’Eugène Delacroix, comme sans doute il ne sera plus donné de le voir.