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moins gaîment, recevant les averses sans sourciller, visitant les verreries, admirant les gorges profondes de la forêt, les étangs solitaires perdus en plein bois, les vertes et brumeuses avenues qui se prolongent pendant des lieues sur l’arête des sommets. Jules Bastien était le plus intrépide. Quand le soir nous regagnions notre gîte, après une journée de marche sous la pluie, il nous chantait à tue-tête des refrains de cafés-concerts dont il avait la mémoire meublée. Il me semble encore entendre dans la nuit humide cette voix nette et vibrante, maintenant éteinte pour toujours… Chemin faisant il me contait ses projets d’avenir. Il voulait, dans une série de grands tableaux, retracer toute la vie campagnarde : la fenaison, la moisson, les semailles, les amoureux, un enterrement de jeune fille… Il comptait poindre aussi une Jeanne d’Arc paysanne, au moment où l’idée de sa mission divine fermente dans son cerveau, puis un Christ au tombeau. Nous formions également le projet de publier ensemble une série de douze compositions : les Mois rustiques, dont il aurait fourni les dessins et moi le texte. De temps en temps, nous nous arrêtions à l’orée d’un bois ou à l’entrée d’un village, et Jules brossait hâtivement une étude, sans se douter que les sauvages et naïfs paysans de l’Argonne nous prenaient pour des Allemands occupés à lever les plans des défilés. A Saint-Rouin, pendant que nous assistions à un pèlerinage, nous faillîmes être arrêtés comme espions. J’ai raconté ici même cette aventure dont le souvenir nous égaya longtemps[1].

Au bout de huit jours de cette vie vagabonde, nous nous séparâmes à Saint-Mihiel, où Bastien-Lepage voulait voir le groupe des statues du sépulcre, le chef-d’œuvre de Ligier Richier, avant de commencer lui-même l’esquisse de son Christ au tombeau. Peu de temps après, il racontait cette visite dans une lettre à son ami, le graveur Baude :

« Notre voyage trop court dans l’Argonne a été fort intéressant et s’est terminé par une visite à l’immense chef-d’œuvre de Ligier Richier, à Saint-Mihiel. Il te faudra voir cela un jour. Je n’ai jamais vu de sculpture aussi émouvante que celle-là. La France devrait être plus fière et moins ignorante de ce grand artiste lorrain. Tu verras chez moi une photographie de ce chef-d’œuvre… »

Il était de retour à Damvillers depuis six semaines à peine, lorsqu’il perdit son père, brusquement enlevé par une congestion pulmonaire. Le deuil entrait pour la première fois dans la maison, et ce fut un rude coup pour cette famille où l’on s’aimait si bien. « Nous étions trop jeunes pour perdre un si bon ami, m’écrivait-il

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1876, la Chanson du jardinier.