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spacieux greniers de la maison paternelle et il y travaillait ferme. Il voulait enfin réaliser ce rêve, choyé depuis si longtemps, de peindre une Jeanne d’Arc. Il avait longuement médité son sujet, et nous en parlions souvent. — Il se proposait de peindre Jeanne dans le petit enclos de Domremy, à l’heure où elle entend bourdonner pour la première fois à. son oreille les voix mystérieuses qui l’appellent à la délivrance de la patrie. Pour mieux préciser la scène, Bastien voulait montrera travers les branches des arbres du verger les formes confuses des « benoîts saints et saintes » dont les voix encouragaient l’héroïque pastoure. Je n’étais pas de cet avis. Je soutenais qu’il fallait supprimer ces apparitions fantastiques et que l’expression seule de la figure de Jeanne devait initier le spectateur à l’émotion causée par l’hallucination à laquelle elle était en proie. Je lui rappelais la scène de somnambulisme de lady Macbeth : le médecin et la chambrière, disais-je, ne voient pas les choses terribles qui dilatent les pupilles de lady Macbeth, mais à la figure et aux gestes de l’hallucinée, ils jugent que c’est terrible ; l’effet n’en est que plus grand, parce qu’après l’avoir reçu, l’imagination du spectateur le grandit encore. Supprimez vos fantômes, et votre tableau gagnera en sincérité et en intensité dramatique. — Mais Jules tenait à la personnification des voix, et nos discussions se terminaient sans que ni l’un ni l’autre nous fussions convaincus. Néanmoins mon objection l’avait préoccupé, et il était désireux de montrer à ses amis sa nouvelle œuvre avant qu’elle fût complètement achevée.

« Venez, m’écrivait-il, vers le 15 septembre, F… est tout disposé à venir, il a même besoin de venir à Damvillers ; tout s’arrangera à merveille. Vous verrez, assez avancé, mon tableau de Jeanne d’Arc, et quelqu’un arrivant de Paris ne me fera pas de mal… »

« Si tu savais comme je bûche (lettre à Ch. Baude), tu serais moins étonné. Mon tableau marche et marche rondement ; tout, sauf les voix, est ébauché, et quelques morceaux commencent à s’exécuter. Je crois avoir trouvé la tête de ma Jeanne d’Arc, et, aux yeux de tous, elle exprime bien la résolution de partir, tout en conservant le charme bien naïf de la paysanne. L’attitude est, je crois, aussi très chaste et très douce, comme il convient à la figure que je veux représenter… Mais si je dois te voir bientôt, j’aime bien mieux te laisser le plaisir de la surprise, et aussi le premier étonnement du tableau ; tu le jugeras mieux et tu pourras mieux dire ce que tu en penses… »

Jeanne d’Arc parut au Salon de 1880, avec le portrait de M. Andrieux. Elle n’y produisit pas tout l’effet sur lequel Jules comptait. Le tableau eut des admirateurs enthousiastes, mais aussi des