salles réservées à ses tableaux, je suis resté longtemps sous une impression que j’avais déjà subie à l’exposition des œuvres d’une artiste de grand talent, Mlle Baskiriseff, fauchée comme Bastien et en même temps que lui, en pleine jeunesse. Il me semblait que cette cruelle mort n’était qu’un mauvais rêve. En revoyant ces esquisses inachevées, ces portraits si parfaits, ces toiles que j’avais vu peindre l’une après l’autre, je croyais converser encore avec le peintre et l’ami qui avait créé tout cela ; je me disais qu’il était vivant encore et on possession de toute sa force ; je m’attendais à le voir à chaque instant apparaître au milieu de nous, souriant, heureux, fortifié par l’admiration maintenant unanime de la foule entassée devant son œuvre… Hélas ! au lieu de lui, mes yeux ne rencontraient que son portrait placé dans la première salle, et la funèbre éloquence des couronnes de fleurs, accrochées au cadre, me rappelait brusquement à la navrante réalité. — Le pauvre Primitif ne peindra plus. L’atelier de Damvillers, où nous avons passé de si bonnes heures, est clos pour jamais. Les paysans du bourg ne rencontreront plus leur compatriote le long des chemins où il travaillait en plein air. Les fleurs rustiques dont il aimait à décorer les premiers plans de ses tableaux, les chicorées bleues et les séneçons repousseront cet été au bord des champs, mais lui ne reviendra plus les étudier et les admirer.
Parmi les ébauches exposées à côté des grandes toiles, il y en avait une que j’avais déjà remarquée à Damvillers et que j’ai revue avec une poignante émotion. — Elle représente une vieille paysanne qui va dès l’aube dans son clos visiter son pommier en fleurs. Les nuits d’avril sont perfides et les gelées blanches font des morsures mortelles ; la vieille attire à elle une branche épanouie et inspecte d’un œil inquiet les désastres causés par les rayons pernicieux de la lune rousse. — Bastien-Lepage était pareil à cet arbre plein de sève et de promesses fleuries. Pendant plusieurs années le ciel lui a été clément et les fleurs ont donné des fruits nombreux et savoureux ; puis, en une seule nuit une gelée meurtrière a tout détruit : les fleurs ouvertes par milliers et l’arbre lui-même. Il ne reste plus que les fruits robustes des saisons passées, mais de ceux-là du moins le monde goûtera longtemps l’exquise saveur. Les choses vraiment belles ont une vitalité puissante qui persiste à travers les siècles et plane au-dessus de la terre où vont dormir tour à tour les générations humaines. — et cette survivance des œuvres de l’esprit est peut-être encore la plus sûre immortalité sur laquelle l’homme puisse compter.
ANDRE THEURIET.