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Ces notes ont été écrites au jour le jour, sur des feuillets détachés, dans la seule intention de fixer mes souvenirs : elles n’ont d’autre mérite que leur sincérité.


De Gibraltar à Tanger, 4 janvier.

Il est midi : la Manoubia, steamer de la Compagnie transatlantique, lève l’ancre, sort lentement du port et se glisse entre les cuirassés de l’escadre anglaise mouillés en rade. On voit encore distinctement les maisons et les casernes, les rues et les squares de la ville, assise au pied du rocher qui derrière elle s’élève, à pic, de 1,300 pieds.

Sur ce roc stérile, brûlé du soleil, hérissé de batteries, les Anglais ont accumulé les ressources du confort britannique et tous les perfectionnemens de l’édilité moderne afin de se donner au moins l’illusion de la patrie absente. Terre, arbres et plantes, ils ont tout apporté, puis ils ont rempli de verdure les crevasses du rocher et tapissé de gazon et de fleurs les talus des ouvrages fortifiés. Aussi, du haut de la passerelle, à 150 brasses en mer, Gibraltar, avec ses cottages, ses villas, ses jardins et ses promenades, prend un aspect riant qui rappelle une des villes privilégiés de la côte de la Corniche.

A mesure que la Manoubia s’éloigne, les lignes et les teintes se confondent ; quelque temps encore le factionnaire anglais apparaît comme un point rouge sur le môle blanc ; mais le roulement de la vague nous fait sentir que nous sommes sortis de la baie d’Algésiras, et déjà nous apercevons la ligne des montagnes du Maroc, une ligne bleu cendré, noyée dans la vapeur.

C’est alors seulement, si l’on se retourne pour envoyer un dernier adieu à la terre d’Europe, que Gibraltar apparaît en entier, se dressant de toute sa hauteur et masquant de sa masse la plage étroite et basse qui le relie à l’Espagne. De près, dans le port, l’œil n’en pouvait saisir l’ensemble ; mais d’ici, à un mille en mer, le spectacle est d’un effet saisissant : le rocher a la forme d’un lion gigantesque, couché, mais la tête fièrement dressée, et le monstre de pierre s’avance jusqu’au milieu du détroit pour en garder l’accès.

Après deux heures de marche, alors que Gibraltar dessine encore vaguement son profil dans le lointain, la Manoubia ralentit sa vitesse et entre dans le golfe au fond duquel apparaît Tanger. Ce n’est d’abord qu’une tache blanche brillant au soleil. Mais peu à peu l’on distingue la forme de la ville arabe étagée sur deux collines, la masse compacte de sa kasbah, ses vieux remparts, le rideau noir d’un bois de plus maritimes et de cèdres qui la