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cependant des données aussi scabreuses que pas une de celles que l’on aime à traiter de nos jours. Mais la force ne s’y étale point ni surtout l’effort ne s’y fait sentir, et comme le style en manque absolument de grossièreté, l’audace du conteur n’apparaît qu’à la réflexion, rétrospectivement, quand nous nous sommes repris, et que le charme est rompu.

Si personnel au poète ou au romancier que puisse être ce don de plaire et de séduire, et bien qu’il n’y en ait pas qui soient moins communicables, et par conséquent moins faciles à définir, il est pourtant permis d’en tenter l’analyse et d’essayer de le résoudre en ses divers élémens. Il semble donc évident, tout d’abord, que le choix même des personnages que l’on met en scène détermine à plus d’un égard la nature, et surtout la qualité du plaisir que nous éprouvons à les voir agir. Nous ne prendrons jamais, nous ne pourrons jamais prendre à Charles Bovary l’intérêt que nous prenons à M. de Camors, et bien moins encore à Catherine Maheu, la hercheuse de Germinal, l’intérêt que nous prenons à Julia de Trécœur. On en pourrait donner bien des raisons : que l’art est d’essence aristocratique, que nous souffrons assez du contact quotidien de la sottise et de la vulgarité pour n’être pas très curieux de les retrouver en peinture, et toutes les conséquences qu’il serait trop long d’en déduire : je me contenterai d’en indiquer une, et la meilleure à mes yeux. C’est que Charles Bovary, mais surtout Catherine Maheu, sont de pauvres sujets pour l’observateur; on en a trop vite et trop aisément touché le fond; leurs actions sont trop simples, et plus simples encore les mobiles qui les leur dictent. Mais, au contraire, à mesure que nous pénétrons plus avant dans la connaissance d’une Julia de Trécœur ou d’un M. de Camors, nous voyons, si je puis ainsi dire, des complications psychologiques surgir, nouvelles, et d’autant plus curieuses que, n’ayant eux-mêmes qu’à se regarder aimer, leur passion occupe de la sorte une plus grande part de leur existence. On ne professe pas, comme disent les naturalistes, que M. de Camors soit plus intéressant que Charles Bovary, parce qu’il est « mieux né; » mais on soutient qu’étant « mieux née, » Julia de Trécœur est ce que l’on appelle un plus beau sujet que Catherine Maheu. Car, d’abord, elle est plus compliquée de tout ce que l’éducation a comme superposé de sentimens acquis à sa nature première, et, ensuite, n’étant pas soumise à la dure nécessité du travail quotidien, la passion se développe plus librement chez elle, dans un milieu plus favorable, et plus conformément à sa logique intérieure. Avant donc de reprocher à l’auteur de Monsieur de Camors et de Julia de Trécœur de prendre ses modèles dans ce monde aristocratique où il aime en effet à les prendre, il faudrait s’être demandé quelles raisons, ou quel instinct, si l’on veut, a dirigé son choix. C’est ce que l’on néglige communément de faire. Mais cet instinct, c’est celui des