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sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. » Tout le monde enfin se rappelle la superbe péroraison qui commence par ces mots : « Tel est ce grand malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus malheureux de l’histoire » et c’est pourquoi tout le monde m’en voudra de tenter de mettre à la place de cette admirable et sombre figure un Swift non moins grand par le talent, mais moins infortuné et moins triste.

Les travaux anglais ne laissent pas le choix. Il faut se taire sur l’auteur de Gulliver ou se résigner à gâter le beau portrait de M. Taine. On a toujours beaucoup écrit sur Swift. Cet homme singulier était à peine mort, que les biographies ou essais de biographies se succédaient, et aujourd’hui, après un siècle et demi, la curiosité publique n’est point lassée. Des recherches récentes, parmi lesquelles il faut citer en première ligne, — pour le zèle, la patience et aussi pour l’importance des résultats, — les recherches de MM. Forster et Craik, ont encore mis au jour quelques documens nouveaux et rectifié les anciens textes en plusieurs endroits. On ne saurait dire toutefois qu’elles aient amené aucune découverte capitale. Après comme avant, l’histoire matérielle de Swift conserve ses parties obscures, ses énigmes sur lesquelles la critique anglaise demeure hésitante. Après comme avant, son histoire morale demeure écrite dans ses ouvrages, ses notes intimes, ses lettres, et surtout dans la correspondiuice connue sous le nom de Journal à Stella. C’est à Swift lui-même qu’il faut demander le secret d’une destinée qui peut surprendre, toucher, indigner, qui ne laisse jamais indifférent.


I.

Jonathan Swift est né à Dublin, le 30 novembre 1667, d’une vieille famille anglaise dont plusieurs rameaux s’étaient fraîchement transplantés en Irlande. Le hasard qui le fît venir au monde de l’autre côté du canal Saint-George fut un de ses griefs contre le sort. Il lui dut d’être souvent traité d’Irlandais, dont il enrageait. Le seul soupçon d’être Irlandais lui paraissait un opprobre, tant il méprisait ce peuple et haïssait sa terre. En réalité, par son père et par sa mère, Swift était de sang purement anglais. J’insiste sur ce point, parce qu’on essaie quelquefois d’expliquer par une influence celtique le tour de son esprit et les nuances de son humeur. L’explication serait, d’ailleurs, mauvaise dans tous les cas; il ne se peut rien imaginer de plus opposé à l’idéalisme des races celtes que la nature positive de Swift.

La famille était extrêmement nombreuse. Le grand-père Thomas,