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s’exalter. On a retrouvé les notes de l’un des examens trimestriels de l’université du Dublin pour l’année 1685 et l’on a constaté que les notes de Swift, sans être brillantes, étaient parmi les meilleures.

Il se destinait à cette époque à faire sa carrière dans l’université même. L’oncle Godwin était mort et les subsides venaient à présent d’un autre oncle, William Swift, excellent homme, auquel son neveu demeura très attaché. Il arriva aussi des secours d’un cousin Swift établi en Portugal. Malgré tout, l’étudiant de Dublin était pauvre, chose horrible pour sa nature orgueilleuse, et il se sentait dépendant, seconde injure du destin dont il conservera un souvenir amer. Mécontent et découragé, il faisait d’assez mauvaise besogne à Dublin lorsque la révolution de 1688 lui rendit le service de l’en chasser. Les troubles qui éclatèrent en Irlande à la chute de Jacques II et à l’avènement de Guillaume d’Orange amenèrent la dispersion des étudians. Swift partit pour l’Angleterre et rejoignit sa mère, qui se trouva fort embarrassée de ce grand garçon à caser. Elle lui conseilla de s’adresser à sir William Temple, l’habile diplomate de la triple alliance et de la paix de Nimègue, dont la femme était sa parente éloignée. La demande fut bien accueillie et, avant la fin de 1689, Swift arrivait à Moor-Park, la maison de campagne que sir William habitait dans le comté de Surrey. Il venait remplir auprès de lui les fonctions de secrétaire.

C’est ici, d’après la légende, le second acte du drame. Swift chez Temple ferait le pendant de Rousseau chez Mme de Breil. Payé en laquais, mangeant à l’office et subissant les familiarités de la valetaille, il aurait eu pour emploi de composer des odes à la louange du maître, de subir ses humeurs de goutteux, et d’admirer ses bons mots. Dix années presque ininterrompues de cette servitude auraient achevé d’ulcérer une âme née arrogante, et à Moore Park se serait amassé le flot de mépris, de sarcasme et d’insulte que Swift ne cessera ensuite, jusqu’à son dernier souffle, de déverser sur l’humanité. Avant d’essayer de démêler, à travers la contradiction des témoignages, la part du faux et du vrai, voyons quels hommes se trouvaient en présence.

Sir William Temple était un fin diplomate, ayant du monde, et de l’esprit, mais se rappelant qu’il avait été secrétaire d’état et ne le laissant pas toujours oublier aux autres. Il avait encore une autre faiblesse. Il aimait à faire des mots, et il aimait qu’on les admirât, même lorsqu’ils n’étaient plus tout neufs. En dépit de ces travers, sir William était un honnête homme, dans le sens étendu que le terme avait alors. Il encourageait un peu trop à le vénérer, mais il était sincère, sensible, mesuré, sauf peut-être pendant ses accès de goutte, habile à distinguer le mérite et soigneux de reconnaître les services. Le nouveau secrétaire était un grand diable mal élevé et