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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/344

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tranquille et fière, économe, gaie, de bon sens, le tout relevé d’une pointe d’originalité qui la rendait tout à fait délicieuse.

La nature de ses sentimens pour Swift n’est pas douteuse. Depuis l’âge de sept ans, elle avait vécu dans l’admiration de ce grand ami si beau, si savant, auquel le roi, dans ses visites à Moor-Park, se donnait la peine d’apprendre à manger ses asperges. A mesure que les années s’accumulèrent, son attachement pour Swift subit le travail subtil qui fait une affection de femme si différente d’une affection d’enfant. La similitude des situations était cause que, chez Temple, ils vivaient beaucoup ensemble. Stella appartenait aussi, par sa mère, à cette clientèle qui faisait rarement défaut aux grandes familles dans les siècles d’aristocratie, et dont nous avons aujourd’hui de la peine à nous représenter la position intermédiaire dans la maison. Insensiblement, la place que Swift occupait dans ses pensées s’agrandit. Il remplit sa vie, il fut sa vie même et, lorsqu’en 1701, pendant un voyage en Angleterre avec les Berkeley, il lui demanda de venir se fixer auprès de lui en Irlande, « pour sa propre satisfaction, avouait-il franchement, et parce qu’il avait peu d’amis et de connaissances dans ce pays-là, » elle consentit. Temple, qui n’avait pas d’enfans, avait laissé une petite fortune à miss Johnson. Bravant les commentaires du monde, elle vint s’installer à Dublin. L’été, elle allait habiter dans le voisinage de Laracor, la cure de Swift. Elle avait amené d’Angleterre un chaperon, Mrs Dingley, honnête personne ayant un mauvais caractère. Stella d’ailleurs, ne doutait point qu’en la faisant venir, Swift n’eût l’intention de l’épouser.

Il est infiniment plus malaisé de déterminer la nature des sentimens de Swift. Nous sommes ici en présence d’un problème qui n’est peut-être pas purement psychologique. Qu’il trouvât Stella fort à son goût, la chose est claire. Qu’il ne le lui ait jamais témoigné que par des attentions invariablement respectueuses, le fait est certain, puisqu’il s’imposa pour règle, en la faisant venir, de ne jamais habiter sous le même toit, et de ne jamais la voir qu’en la présence d’un tiers. Qu’il ait été également résolu, et à ne jamais dépasser ces limites, et à garder Stella pour lui seul, toute la suite le prouve. Il l’aimait à sa façon d’égoïste, il admirait en elle son élève et son œuvre, il était heureux de l’avoir pour amie, pour camarade, pour confidente. C’était tout. Son « humeur » ne le disposait pas « à penser à l’état de mariage » et, lui qui disait tout à Stella, il ne lui dit jamais qu’il était décidé à ne pas l’épouser.

Plusieurs années se passèrent ainsi. Stella souffrait des réflexions du public et attendait discrètement sans se plaindre. Swift était souvent à Londres, cherchant à prendre son vol. Les luttes politiques furent vives en Angleterre dans les dernières années de