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pas assez compté avec les préjugés ou les passions, c’est de s’être imaginé que les hommes étaient assez éclairés ou assez conséquens pour obéir docilement aux conseils de la science et de la raison. Les intérêts nationaux, les intérêts de classes, les intérêts industriels, les uns et les autres toujours égoïstes et souvent aveugles, devaient tour à tour s’insurger contre les doctrines de liberté. Dans ce domaine encore, la démocratie devait bientôt trouver insuffisantes ses premières conquêtes, se laisser séduire par les fallacieuses promesses de nouveaux prophètes, traiter en imposteurs et en ennemis les hommes de science et de liberté qui s’étaient présentés à elle en émancipateurs. Non moins que les anciennes oligarchies, aristocratiques ou bourgeoises, elle a, elle aussi, ses passions, ses illusions, ses ambitions, et c’est à leur service qu’elle est tentée de mettre son pouvoir. Après avoir acclamé la liberté du travail et l’égalité civile, elle devait finir par les prendre en dégoût, par se persuader que pour elle ce n’était qu’un leurre, par réclamer à son profit des exemptions, des privilèges, des faveurs. Mécontente du jeu inflexible des lois naturelles, elle devait invoquer l’intervention de l’état comme d’une sorte de providence terrestre, et, à son tour, implorer de cette vieille idole des grâces et des miracles, lui demander de refaire la société au gré de ses rêves ou de ses appétits, et, comme elle est plus jeune, plus ignorante, plus inexpérimentée, apporter dans ses revendications plus de naïveté et d’emportement.

De même qu’elle tend à en changer la forme, la démocratie tend à modifier le rôle de l’état, à en élargir les attributions. Cette extension des fonctions de l’état a beau se couvrir parfois du nom usurpé de liberté, elle est en opposition manifeste avec l’esprit et les doctrines du libéralisme. Tandis que ce dernier prétendait restreindre au minimum, et, parfois, jusqu’à l’excès, l’ingérence de l’état, les nouvelles tendances démocratiques sont portées à l’étendre démesurément. Le libéralisme cherchait à agrandir le champ où les citoyens se pouvaient mouvoir librement, la démocratie travaille à le rétrécir. Plus soucieuse des intérêts de la communauté que des droits de l’individu, elle menace de sacrifier l’individu et la famille à la collectivité, état ou commune, elle ne se fait pas scrupule de recourir à la contrainte, d’imposer l’obligation légale là où le libéralisme se faisait honneur de s’en remettre à l’initiative privée. C’est ce qu’un penseur anglais dénonçait récemment comme la servitude prochaine ; the coming slavery[1].

  1. Herbert Spencer ; articles de la Contemporary Review (1884), traduits en français sous le titre : l’Individu contre l’état.