Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/588

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

telle ou telle phase, à telle ou telle perspective. M. Vacherot, au lieu du Dieu-monde vers lequel il inclinait jadis, accorde aujourd’hui le Dieu cause première et cause finale. M. Littré, après avoir exclu de la science la notion d’infini, finissait par reconnaître que « l’Immensité, tant physique qu’intellectuelle, est une notion positive de premier ordre, » et que la contemplation de cette idée, est « aussi militaire que formidable. » Comment une notion qui serait complètement vide pourrait-elle être salutaire ? M. Herbert Spencer maintient énergiquement l’indestructibilité du sentiment religieux et montre qu’il a pour objet l’Inconnaissable considéré au point de vue de la volonté humaine, et il voit dans le sentiment de l’effort le symbole de l’immense et inépuisable activité[1]. M. Secrétan et M. Ravaisson, tout en inclinant vers l’identité finale et primordiale, font cependant consister dans la liberté, dans la pureté, dans la sainteté la notion saine du Dieu vivant. Pour nous, nous n’hésitons pas à reconnaître que l’on a exagéré la notion de personnalité divine, que l’on a trop rapproché les attributs divins des attributs humains, trop tiré la théodicée de la psychologie, qu’on a aussi exagéré, à un autre point de vue, la transcendance qui, prise à la lettre, rendrait l’homme étranger à Dieu et Dieu étranger à l’homme ; et sans aller jusqu’au panthéisme, nous admettons ce qu’un philosophe allemand a appelé le panenthéisme, πᾶν ἐν Θεῷ (pan en Theô). N’y a-t-il pas dans tous ces faits la preuve qu’on est, en philosophie, moins éloigné les uns des autres qu’on ne croit l’être, que la complexité des points de vue et la difficulté du langage philosophique crée le plus souvent des dissidences qui s’effaceraient ou s’atténueraient si l’on pouvait entrer dans la conscience des autres et penser leur pensée ? Nous ne pouvons donc qu’admirer un philosophe sincère qui, s’interrogeant une dernière fois, s’est moins préoccupé de faire valoir ses pensées personnelles que de chercher par où il pourrait se rapprocher des philosophes qu’il paraissait contredire. C’est une preuve qu’il aime mieux la philosophie que lui-même, et qu’il préfère la vérité à la jouissance de son propre esprit. C’est là un noble exemple dont chacun de nous doit chercher à faire son profit.

Nous pouvons tirer encore de là une autre leçon. L’idée de Dieu

  1. Voir le remarquable article de la Nineteenth Century de janvier 1884, intitulé : Religion, Retrospect and Prospect. « Cette force objective, on se la représente toujours sous forme d’énergie interne dont l’homme a conscience en tant qu’effort musculaire. A défaut d’un autre symbole, il est obligé de symboliser la forme objective dans les termes de la force subjective. » Cette remarquable rencontre finale de l’évolutionnisme et du spiritualisme biranien prouve combien il est nécessaire de laisser les idées se développer librement : elles finissent toujours par se rencontrer.