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dans le réel et le surnaturel : double existence qui, après avoir été sa gloire aux jours heureux du siège d’Orléans, se retournera contre elle et sera sa perte aux jours du procès. Le surnaturel n’a-t-il pas en effet double visage ? Ce que les bien intentionnés acceptent comme venant de Dieu, les autres ne se croiront-ils pas en droit de l’attribuer au diable ? Le procès de Rouen tout entier roule sur cet argument, et peut-être allons-nous trouver quelque intérêt à nous rendre compte de ce que peut valoir au théâtre la thèse de la procédure interprétée par un homme de génie. « Shakspeare n’y a rien compris, » disait Michelet, il faudra voir.


I

Généralement inconnue du public, la Jeanne d’Arc de Shakspeare reste une énigme même pour ceux qui ont pénétré le plus avant dans l’étude de ses caractères. C’est dans la tragédie-chronique de Henri VI qu’on la rencontre ; encore n’y figure-t-elle qu’au second plan, comme à l’état d’un marbre à peine dégrossi. L’œuvre date de la première jeunesse du poète, et les commentateurs lui en contestent même la propriété. Cependant, tous ne sont pas d’accord sur ce point : les uns, Coleridge, Collier, disent non ; les autres, également bien renseignés, Tieck, Ulrici, disent oui. Partageons le différend et reconnaissons, pour être dans la réalité des faits, qu’il s’agit ici d’un drame de Robert Greene ou de Marlowe, remanié par Shakspeare. Dans ces sortes de pièces, le plan d’ailleurs importait peu, on se bornait à mettre en dialogue le récit du chroniqueur, besogne des plus simples au premier coup d’œil, mais capable de s’élargir à des proportions extraordinaires sous la main même encore inexpérimentée d’un Shakspeare ; car, de ces dialogues vont sortir des caractères, et de ces événemens repris, coordonnés, documentés, nous verrons par la suite, dans Richard III, dans Richard II, dans Henri IV (première et seconde partie), dans Henri V et le Roi Jean, se dégager un prodigieux tableau d’histoire nationale.

Essai chaotique si l’on veut, cet Henri VI offre encore bien des sujets de réflexion ; c’est moins un spectacle qu’un précis chronologique des événemens ; l’ordre poétique y cède le pas à la loi des revendications morales, vous assistez à des écroulemens d’avalanches, à je ne sais quelle mêlée de loups se dévorant entre eux ; le crime chasse le crime à découvert, et la Némésis vengeresse aboie aux trousses de chacun. C’est beau, mais sans enchevêtrement ni symétrie ; beau, dans des conditions autres que celles d’une œuvre d’art. D’incessans défilés de personnages qui