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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/599

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Justement les troupes anglaises et bourguignonnes passent de ce côté, fanfares au vent, bannières déployées. Charles VII hèle son beau cousin, mais celui-ci restant sourd à l’appel, Jeanne s’élance et l’apostrophe, un genou à terre. Ces colloques homériques sur un champ de bataille, ces armées qui se croisent et s’interpellent, on sourit à l’idée d’une pareille mise en scène quand on songe aux ressources techniques du théâtre de Blackfriars ; c’est aussi l’enfance de l’art que cette scène entre Jeanne d’Arc et le duc de Bourgogne. Shakspeare ne s’arrête pas aux transitions et moins encore que partout ailleurs dans ses pièces historiques, où les faits étant supposés être connus de tous, il les enjambe et va droit au moment psychologique. Ainsi de cette volte-face du duc de Bourgogne qu’il néglige de motiver. Les événemens se pressent, la place manque ; vous trouverez en quarante vers, pleins de rudesse, la colère du duc, ses remords, son hésitation, son retour : « Adieu, Talbot, ta cause n’est plus la mienne, » et Jeanne, au spectacle de ce revirement subit qu’elle vient de provoquer, ne peut s’empêcher de sourire : « O Français, dit-elle à part en s’éloignant, cœur de Français, inconstant et léger ! » Car, elle n’a pas seulement pour elle sa valeur et sa pénétration, la grande Lorraine, elle a aussi son naïf scepticisme à l’endroit de tout ce qui n’est pas la charge qui lui incombe[1], ce que Shakspeare, bien avant Michelet, avait saisi d’inspiration et consigné dans cette scène. Schiller, à deux cents ans de distance, reprenant le thème, ne pouvait manquer de l’élargir. Fort des connaissances historiques modernes, n’ayant plus à compter avec l’esprit de parti, on comprend avec quels avantages le poète d’Iéna abordait la situation. Après la gravure sur bois, voici le tableau : Jeanne d’Arc tenant le milieu, et les autres figures groupées autour d’elle. La scène, cette fois, n’aura rien de l’invraisemblable soudaineté dont nous fûmes témoins tout à l’heure ; préparée dès l’acte précédent, elle éclatera également sur un champ de bataille, mais toujours s’avançant par degrés. Le duc de Bourgogne aperçoit Jeanne dans la mêlée et fond sur elle, sa visière baissée, l’épée haute et l’insulte à la bouche. La Pucelle, qui le reconnaît, hésite à se mettre en défense ; se démasquant alors, il s’apprête à l’égorger, quand Dunois et Lahire arrivent au secours de la jeune fille. La lutte s’engage d’homme à homme, Jeanne intervient, les sépare et c’est dans l’intervalle du combat que le dialogue se pose, politique d’abord, puis s’animant, passant de l’exaltation au

  1. Comme quand elle répond aux bonnes femmes qui lui apportent des anneaux à bénir : « Touchez-les vous-mêmes, cela sera aussi bon. » Religieuse et point dévote, circonspecte, avisée, on ne la prenait point sans vert.