Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas l’air de se douter que sa destinée à lui s’enchevêtre avec celle de cette pauvre fille, car il n’y a pas à dire, si Jeanne vient du diable, sa couronne à lui vient de l’enfer, et c’est une sorcière qui l’a conduit à Reims se faire sacrer. Abandonnée, honnie, emprisonnée, exposée à tous les outrages, quelle âme ne succomberait ! Au cours de ses succès, lorsqu’elle entra à Troyes, le clergé lui jeta de l’eau bénite pour s’assurer si c’était une personne réelle ou une vision diabolique ; elle sourit et dit : « Approchez hardiment, je ne m’envolleray pas. » Shakspeare fait comme ce clergé, il use de circonspection et commence par jeter de l’eau bénite ; toute la partie d’entrée en scène est dans la lumière et très française, mais à mesure qu’il avance, le fantastique l’entreprend, et le procès de Rouen, avec ses douze articles, devient peu à peu le scénario de son adoption, si bien que vous finissez par vous trouver devant un de ces miroirs cabalistiques où l’idéal le plus divin se répercute en horribles grimaces. Tout ce qui chez Jeanne d’Arc est vérité, pureté, grâce et gentillesse, vous revient en laideurs convulsives ; pas une de ses vertus, de ses beautés que la glace infâme ne vous renvoie en péchés mortels : vous êtes devant l’œuvre de l’évêque de Beauvais.

Un jour, Jeanne frappa de l’épée de sainte Catherine, du plat seulement, une de ces femmes de mauvaise vie que traînaient après eux ses soldats, et l’épée, souillée au contact, ne se laissa plus reforger. Ce n’est qu’un détail, mais ce détail peut se prendre au sens symbolique, et songez alors quel champ d’inspiration pour le penseur qui plus tard créera lady Macbeth ! Quel poème, cet ange du bon Dieu, tombé en proie à la pestilence morale d’une telle époque ! Une âme capable de respirer impunément tous ces miasmes existe-t-elle même au ciel ? Rien ne fausse plus l’esprit de l’histoire que d’y chercher des types complets, absolus. Revenons à cette épée mystique trouvée sous une dalle de l’église de Sainte-Catherine, à Fierbois. Il suffit d’un seul contact impur pour qu’elle se brise et ne se laisse plus reforger ; ne se peut-il que l’âme de Jeanne d’Arc, ainsi trempée, se brise ainsi au contact du siècle ? Shakspeare se pose la question et la résout en homme de son temps. Il prend le personnage avec ses nombreuses contradictions, fort odieusement sans doute exploitées dans le procès, mais qui n’en sont pas moins notoires. Nous l’entendons à son départ dire qu’elle ne veut se servir de son épée pour tuer personne, et plus tard elle parlera avec plaisir de l’épée qu’elle portait à Compiègne, excellente pour frapper d’estoc et de taille : « Bonne ad dandum de bonnes buffes et de bons torchons. » Michelet, qu’il faut toujours citer quand on s’occupe de Jeanne d’Arc, prétend que le poète anglais n’y a rien compris ; il se trompe, et je me charge, son Histoire en main, de