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peuvent rendre ? Plusieurs des grands vaisseaux cuirassés des flottes anglaise et française ne peuvent être employés utilement dans la mer des Indes, parce que leur tirant d’eau est trop considérable pour leur permettre de traverser le canal de Suez. Le Duilio, qui a coûté plus de 25 millions au gouvernement italien, ne peut entrer dans presque aucun des ports de la Péninsule : on est réduit à le promener de rade en rade. Il ne semble donc pas que les services qu’on peut attendre de ces énormes masses flottantes soient en rapport avec la dépense qu’imposent leur construction, leur armement et leur alimentation en combustible. Sir Thomas Brassey, qui est actuellement un des lords de l’amirauté, soutient depuis bien des années que le gouvernement britannique a fait fausse route. A son avis, il vaudrait mieux, avec le prix d’un seul cuirassé de première classe, construire une dizaine de petits bâtimens, à marche très rapide et pourvus d’un unique canon, mais de la plus longue portée. Ces petits bâtimens, qu’il a comparés lui-même à des moustiques, pourraient évoluer facilement autour des cuirassés et se dérober au tir de ceux-ci par la rapidité de leurs mouvemens et par leur petitesse, qui les rendrait presque invisibles à la distance où porte aujourd’hui la grosse artillerie, tandis qu’un seul de leurs projectiles pourrait percer la cuirasse la plus résistante et couler le vaisseau le plus puissamment armé. Les idées de sir Thomas Brassey n’ont pas complètement prévalu à l’amirauté : néanmoins, on semble revenu de l’engouement excité par les grands cuirassés ; on tend plutôt à réduire la dimension des vaisseaux qu’à l’accroître ; on vise surtout à la rapidité de la marche, et, pour l’obtenir, on diminue les proportions des nouveaux bâtimens et on renonce à les blinder dans toute leur étendue. Des sommes considérables ont été dépensées par l’Angleterre dans ces expériences, sur le résultat desquelles les avis sont fort partagés. Il ne manque point d’officiers qui enveloppent dans la même condamnation les bâtimens de l’ancien et du nouveau systèmes : à leur jugement, le véritable bâtiment de guerre est le bateau-torpilleur, qui peut avoir raison en quelques secondes du vaisseau le plus redoutable, et ils font remarquer avec amertume que l’Angleterre ne possède encore qu’un assez petit nombre de ces bâtimens, tandis que les autres puissances multiplient les leurs. La construction des torpilleurs fait sans cesse des progrès ; leurs faibles dimensions permettent de les employer partout ; la dépense qu’ils nécessitent est fort inférieure au coût du moindre cuirassé : la plupart des états peuvent donc, sans écraser leur budget, se créer une flottille de torpilleurs ; et, si l’on n’a point exagéré les avantages que présentent ces bâtimens, les chances d’une guerre maritime deviendront plus faciles à égaliser, au détriment évident de l’Angleterre.