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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/836

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l’Allemagne pour se priver de l’avantage de trouver, le cas échéant, un allié certain et dévoué dans la France. » Si je me permets de reproduire ce mot, c’est parce que cette manière de voir de la Russie n’est pas un secret. Je l’ai exposée ici même en rendant compte d’un écrit très remarquable du général Fadéef[1], qui est mort récemment à Odessa.

Au souper, on s’entretient de l’origine du mouvement national en Croatie et en Serbie, et spécialement du littérateur patriote Danitchitch. « N’est-il pas honorable, dit l’évêque, que le réveil littéraire a ici, comme partout, précédé le réveil politique ? En réalité, tout sort de l’esprit. Au début, nous autres Serbo-Croates, nous n’avions plus même de langue : rien que des patois méprisés, ignorés. Les souvenirs de notre ancienne civilisation et de l’empire de Douchan étaient effacés ; ce qui survivait, c’étaient les chants héroïques et les lieder nationaux dans la mémoire du peuple. Il a fallu d’abord reconstituer notre langue, connue Luther l’a fait pour l’Allemagne. C’est là le grand mérite de Danitchitch. Il est mort récemment, le 4 novembre 1882. Les Croates et les Serbes se sont unis pour le pleurer. À Belgrade, où son corps avait été amené d’Agram, on lui a fait des funérailles magnifiques aux frais de l’état. Le roi Milan a assisté à la cérémonie des obsèques. La bière était ensevelie sous les couronnes envoyées par toutes nos associations et par toutes nos villes. Sur l’une d’elles on lisait : Nada (Espérance). Ç’a été une imposante manifestation de la puissance du sentiment national. Djouro Danitchitch était né en 1825, parmi les Serbes autrichiens, à Neusatz, dans le Banat, en Hongrie. Son vrai nom était Popovitch, ce qui signifie fils de pope, car cette terminaison itch, qui caractérise presque tous les noms propres serbes et croates, signifie « fils de, » ou « le petit, » comme son dans Jackson, Philipson, Johnson en anglais et dans les autres langues germaniques. Le nom littéraire qu’il avait adopté vient de Danitcha, Aurore. Il s’appela « fils de l’Aurore » pour marquer qu’il se dévouerait entièrement au réveil de sa nationalité. À l’âge de vingt ans, il rencontra à Vienne Vuk Karadzitch, qui s’occupait de reconstituer notre langue nationale. Il s’associa à ces travaux, et c’est dans cette voie qu’il nous a rendu des services inappréciables. Ce qu’il a accompli est prodigieux ; c’était un travailleur sans pareil ; il s’est tué à la peine, mais son œuvre a été accomplie : la langue serbo-croate est créée. En 1849, il fut nommé à la chaire de philologie slave, à l’académie de Belgrade, et, en 1866, je suis parvenu à le faire nommer à l’académie d’Agram, où il s’occupait à

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1871, la Polilique nouvelle de la Russie.