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suffit que le mécontentement ne monte pas à ce point où il affaiblirait l’armée par la démoralisation, ou ébranlerait l’état lui-même par l’émeute. Il sait que beaucoup de colère s’apaise dans un peu de gloire et il entretient les vertus guerrières dans un peuple partagé entre la crainte des épreuves et l’orgueil des résultats.

Mais quand le peuple se gouverne lui-même, ceux qui décident s’il faut combattre sont ceux qui auraient à combattre. Pour chacun de ces juges, l’avantage public est l’avantage des autres, les mauvaises chances un mal personnel. Chaque conflit les met en demeure de se sacrifier au bien général. Les hommes qui en délibèrent trouvent rarement l’occasion suffisante pour se faire tuer. Un tel peuple ne contemplera pas la victoire, mais la bataille, mais le sang : même pour arriver à la terre promise il ne voudra pas traverser la Mer-Rouge. Les chefs nommés par le peuple sauront que l’intérêt le plus important est de ne pas troubler l’existence de tous. Si, mandataires infidèles, ils menaçaient d’envoyer leurs électeurs à la gloire, leurs électeurs les rendraient au repos. Jamais ce gouvernement ne prendra l’initiative d’une des luttes par lesquelles s’affirme ou se rétablit le rang d’une nation dans le monde. Jamais, fût-ce pour un grand résultat, il ne hasardera même un faible effort. Si réduite que soit la guerre, à qui l’imposer ? Sur quelles contrées faire peser la charge d’une mobilisation partielle ? De quel droit dans une démocratie égalitaire établir, en appelant une partie des citoyens à la lutte, la plus arbitraire des inégalités ? Comment un régime d’opinion oserait-il provoquer la colère des pays désignés pour fournir les troupes et des députés qui les représentent ? Une armée dont les soldats sont des citoyens maîtres dans l’état ne peut être levée : un gouvernement sans armée ne peut avoir de politique extérieure. Il sera condamné à ne pas saisir d’occasion et à en fournir aux autres, à supporter beaucoup d’injustices aggravées par beaucoup de dédains, et dans les cœurs pacifiques la crainte des aventures émoussera peu à peu les fiertés de l’honneur.

S’il se trouve au pouvoir des hommes en qui le goût de l’action survive, ou que tentent les avantages d’une entreprise au dehors, ils ont une seule chance d’être absous, même s’ils réussissent : c’est de suffire à leurs projets avec les soldats sous les drapeaux. Or, pour former avec eux des corps aptes à combattre, il faut augmenter les effectifs des unités appelées à l’action, et pour augmenter les unes il faut réduire les autres. Employer une partie de cette armée, c’est porter le trouble dans celle même qu’on n’emploie pas. Qu’à ce moment surgisse un de ces dangers qui exigent l’effort de tous, cette armée, en partie au loin, en partie exsangue, ne présente nulle part de forces. Aussi les expéditions partielles, pour