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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/912

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Soyons indulgens pour elle, en raison même de cette délicatesse morale et de ces scrupules qui nous honorent et qui lui manquaient.

D’autant plus qu’elle avait bien besoin d’un homme pour la protéger et mettre fin par sa seule présence à une situation des plus pénibles. Depuis son veuvage, en effet, elle se trouvait en butte à des attaques multipliées. Outre le soin de ses affaires, ses intérêts dans l’exploitation du théâtre, sa situation jalousée dans la troupe, elle avait eu de très graves ennuis. Ç’avait été d’abord son affaire avec un président au parlement de Grenoble, M. de Lescot. Magistrat galant et coureur, ce Lescot était par surcroît, emporté, brutal, capable de toutes les maladresses. Il s’était déjà compromis dans de fâcheuses aventures ; à la suite d’une escapade nocturne, on l’avait trouvé roué de coups et laissé pour mort sur le pavé de Paris. Très épris d’Armande, mais n’osant se déclarer directement, il se servit d’une entremetteuse, la Ledoux. Par une rencontre singulière, celle-ci avait à sa disposition une femme La Tourelle, qui ressemblait à s’y méprendre à Mlle Molière et qui en profitait de façon très lucrative dans l’exercice de son métier, se faisant passer auprès des naïfs ou des ignorans pour la brillante comédienne de la rue Guénégaud. Facilement abusé par les deux femmes, Lescot profita quelque temps en secret de sa prétendue bonne fortune ; il suivait assidûment les représentations d’Armande, mais il gardait sur le théâtre une réserve que La Tourelle lui avait expressément ordonnée. Un soir il n’y tient pas, s’introduit dans la loge d’Armande et se permet des familiarités. Elle s’indigne, il s’emporte ; dans un collier qu’elle portait, il croit en reconnaître un dont il avait fait présent à La Tourelle et il le lui arrache ; la garde arrive au bruit et il est arrêté. Une information judiciaire suivit naturellement, et un arrêt du parlement de Paris, en date du 17 octobre 1675, condamna le président à faire amende honorable devant témoins à Mlle Molière, et les femmes Ledoux et La Tourelle à être « fustigées, nues, de verges, au-devant de la principale porte du Châtelet et devant la maison de Mlle Molière ; ce fait, bannies pour trois ans de Paris. » On est frappé de l’étrange ressemblance que présente cette affaire avec celle du Collier, qui, en 1785, compromit le nom de Marie-Antoinette. Les mêmes rôles sont repris à cent dix ans de distance, celui d’Armande par la reine, celui de l’entremetteuse Ledoux par la comtesse de La Motte, celui de la femme La Tourelle par la demoiselle Oliva, enfin celui du président Lescot par le cardinal de Rohan. Et pour que rien ne manque au parallèle, de même que la reine fut salie par un infâme libelle publié à Londres par Mme de La Motte, Armande eut à subir la Fameuse Comédienne.