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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/932

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approbations de la foule, ni les battemens de mains de la critique. Il a poursuivi son but avec obstination, sans se soucier de ceux qui le raillaient, de ceux qui le niaient, de ceux qui le chicanaient pour des vétilles. La couleur et le dessin ne lui sont point apparus comme le but à atteindre, mais seulement comme le moyen d’exprimer sa pensée, ou, si l’on veut, de faire naître chez le spectateur les sentimens ou les sensations qu’il éprouvait lui-même. De là des incorrections qui étonnent, des anomalies qui choquent. Mais ces anomalies et ces incorrections sont souvent la marque, le signe éclatant de la supériorité.

Dessinateur correct, grand dessinateur, sont deux choses souvent bien différentes et, j’oserais dire, bien opposées. Rien n’est plus correct que le dessin de Picot ou même de Delaroche. Les jambes, les bras, les corps, les mains sont entre eux toujours d’une proportion irréprochable. Raphaël et Michel-Ange ont souvent et volontairement dessiné avec l’incorrection la plus effrénée. C’est tout simple : les premiers ne visaient qu’à nous montrer spirituellement ou dramatiquement des épisodes de l’histoire ; les seconds cherchaient à éveiller en nous des émotions profondes ou à nous enivrer d’idéal. Quand Michel-Ange peint le Jugement dernier, il entasse dans une formidable dégringolade des êtres hors nature, qui se tordent dans des contorsions impossibles, épouvantés par la droite du Christ levée sur eux. Il mêle les géans et les nains, et dans ce tourbillon qui monte de la terre ou qui descend du ciel, dans ces évadés du tombeau que les vers rongent encore aussi bien que dans ces maudits que les serpens mangent aux entrailles, vous ne trouverez peut-être pas un être capable de vivre de la vie ordinaire. Qu’importe ? le génie du peintre a créé une humanité qui épouvante la nôtre et c’est pour cela que ce génie est immortel. Quand Raphaël peint les Chambres ou les Loges, le voyez-vous uniquement préoccupé de correction ? Non certes ! La science elle-même l’aide à oublier la science. Il ne se souvient que de la pensée qui l’entraîne. Il commettra, lui aussi, le maître impeccable entre tous, de ces incorrections heureuses qui, en accentuant un mouvement, expriment un sentiment ou une idée.

C’est Raphaël lui-même qui, comme on le sait, a généreusement donné six doigts à un personnage des Loges. Et si nous descendions plus près de nous, nous trouverions Ingres, qui, dans sa plus belle œuvre, Saint Symphorien, a placé au dernier plan sur un rempart, un personnage aussi grand que les personnages du premier. A-t-il eu tort ? Non. Il aurait eu tort de faire le contraire. La vérité et l’exactitude auraient tué son tableau. C’est en violant l’exactitude et la vérité qu’il a rendu son tableau impérissable. Souvent on lui a