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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/944

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été joué dix fois : c’est bon signe. Cette année déjà, comme l’année dernière, les Plaideurs ont été tirés une fois de la remise : eh ! ce n’est pas si mal. D’ailleurs nous sommes dans la maison de Molière : celui-ci doit avoir la part du lion. Il l’a, en effet, et pour lui nous sommes à peu près contens. A peu près, oui, tout juste ; et qu’on n’exige pas de nous un témoignage plus favorable, sinon nous demanderons comment l’Avare, en dix-sept mois, a mérité seize représentations et le Misanthrope seulement neuf, les Femmes savantes six, Tartufe et Amphitryon cinq ; pourquoi l’École des femmes, produite sept fois l’année dernière, et les Précieuses, deux fois seulement, n’ont pas encore paru cette année. Nous demanderons surtout ce qu’on attend, depuis le 1er janvier 1884, — sans regarder plus en arrière, — pour se souvenir de l’École des maris, de Sganarelle et de George Dandin. Admettons que les Fâcheux et le Sicilien puissent être négligés pendant si longtemps et qu’on laisse refroidir l’Impromptu de Versailles : nous réclamerons au moins pour la Critique de l’École des femmes. Admettons que les seringues de M. de Pourceaugnac se rouillent dans le magasin, et qu’on nous fasse attendre une reprise de Don Garcie : faudra-t-il mourir sans avoir revu Don Juan ? Et je dis : revu ; mais combien sont-ils avec moi qui ne l’ont jamais vu, étant venus trop tard, après Bressant trop vieux ?

Ainsi Molière lui-même, dînant chez Molière, est à la portion congrue : jugez des autres ! L’an dernier, rien pour Regnard, ce qui s’appelle rien, et déjà cette façon de le traiter devenait une tradition. Cet hiver, on a restitué le Légataire avec succès ; on nous promet à présent les Folies amoureuses : cette vogue durera-t-elle ? Beaumarchais, à ce compte, pourra envier Regnard : on a joué le Mariage de Figaro en 1884, on l’a même joué dix-huit fois, et déjà trois fois en 1885 ; mais du Barbier, point de nouvelles ! Quant à ce délicieux, spirituel, original Marivaux, — le seul de nos comiques, on l’a remarqué avec justesse, qui ne doive rien à Molière, — il ne compte, à la Comédie-Française, que par le Jeu de l’amour et du hasard, et par l’Épreuve ; mais le Legs ? mais les Fausses Confidences ? Mme Arnould-Plessy les a emportés avec elle, comme M. Bressant a emporté Don Juan, Mme Sarah Bernhardt Zaïre, et tant d’autres, qu’on pourrait nommer, tant de pièces qui ne sont plus que de lointains fantômes de chefs-d’œuvre ! Et ce n’est pas seulement le Legs et les Fausses Confidences que je ferais jouer pour mon plaisir, si j’en avais le pouvoir, mais la Surprise de l’amour et la Seconde Surprise, la Double Inconstance, l’École des mères, l’Heureux stratagème, les Sincères et les Sermens indiscrets… Il ne coûte rien de former des vœux, ni d’exprimer des regrets : pourquoi n’en accorder qu’à Marivaux ? Disons que volontiers nous aurions vu, au moins une fois dans notre vie, le Glorieux, le Chevalier à la mode, Turcaret, le Méchant, la Métromanie, la Gageure imprévue, mais disons-le vite : de pires privations, dénoncées plus haut, nous consolent de celles-ci.