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framboisiers, un de ces jardins exquis pour les enfans, où pousse le dessert et où l’on trouve toujours à observer et à butiner. George Eliot en avait conservé un souvenir poétique et aimait à le décrire. Tout autour de Griff s’étendait un pays plat, boisé et vert, monotone et endormi, où les idées circulaient remarquablement peu il y a soixante ans. A Griff même, l’existence était paisible, les livres rares et les innovations mal vues. Deux fois le jour, le matin à dix heures et l’après-midi à trois heures, les enfans couraient jusqu’à la grande route pour voir passer la diligence. C’était la seule communication qu’ils eussent avec le monde.

Les Evans étaient d’origine galloise. Le fait est à noter, car on s’est plu quelquefois à reconnaître à George Eliot, qui tenait beaucoup de son père, un génie essentiellement germanique, possédant à un degré frappant les qualités et les défauts importés d’Allemagne par les Saxons. Le grand-père Evans était charpentier. Robert Evans, le père de George Eliot, avait aussi été charpentier. Il s’était fait ensuite fermier, puis arpenteur et régisseur. C’était un homme capable, probe, très estimé dans le pays, aimant les opinions correctes et respectant les autorités. Il avait une manière de dire : « le gouvernement, » qui remplissait ses enfans de vénération, et quand il parlait des « rebelles, » par où il entendait tous ceux qui font de l’opposition au gouvernement, le ton de sa voix rappelait tout de suite que Satan avait été le premier des rebelles. Travailleur, courageux, tenant de sa race paysanne une grande ténacité et la faculté de beaucoup endurer, il en avait aussi l’absence d’épanchement, l’habitude de garder pour soi ses réflexions et ses sentimens. De sa personne, il était solidement bâti. Ses gros traits accentués rappelaient ceux de sa fille. Le front était bien développé, le regard fin. Il n’avait reçu aucune éducation et il le regretta toute sa vie. George Eliot y gagna. Il lui transmit intactes les énergies d’un cerveau bien fait et resté frais.

M. Robert Evans s’était marié deux fois. Du premier lit il eut deux enfans dont nous n’avons pas à nous occuper, car ils quittèrent de bonne heure la maison paternelle. Sa seconde femme, Christiana Pearson, qu’il épousa en 1813 et qui fut la mère de George Eliot, était une personne remarquable. Elle a servi de modèle à sa fille pour Mrs Poyser et Mrs Hackit, illustres commères à la langue affilée, justement redoutées de leurs servantes. Mrs Evans trouvait de même « qu’il n’y a pas de plaisir à vivre s’il faut toujours garder son bouchon et laisser seulement goutter son idée comme un tonneau qui fuit. » Elle mettait peu son bouchon, et les observations dont elle se débondait sur son entourage étaient en général plus justes qu’agréables à recevoir. Elle ne s’en laissait pas accroire, ni