Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

question : conscience, idée du temps, distinction de ses parties, reconnaissance de la ressemblance entre l’image et l’objet ; en un mot, souvenir. Comment arrivons-nous à prendre conscience des deux extrémités, des « deux bouts » de la sensation, l’un « postérieur, » l’autre « antérieur ? » Voilà la vraie question. — Il nous semble donc qu’il faut pousser plus loin l’explication et, pour cela, introduire de nouveaux élémens dans le problème.

D’abord, la difficulté qu’éprouvent la plupart des philosophes contemporains à construire la conscience et la mémoire avec des sensations vient, selon nous, de ce qu’ils supposent des sensations tout instantanées, indivisibles, se succédant une par une. De là un embarras comme celui qu’on éprouve quand on veut construire l’espace avec des points indivisibles : le temps ne saurait davantage se construire avec des instans indivisibles. C’est là vouloir former le concret avec l’abstrait, les choses réelles avec des limites idéales, les contenus avec les enveloppes qui les contiennent. La réalité est, pour parler le langage de Pythagore, dans les intervalles et non dans les limites, dans le continu et non dans le discontinu. A en croire Kant, nous ne pourrions apercevoir « qu’un objet à la fois ; » mais, pour cela, il faudrait apercevoir un point ; or il n’y a pas de point : le minimum visible a une étendue de même, à en croire M. Spencer, tous nos états de conscience seraient « successifs » et la conscience n’apercevrait point vraiment de simultanéités : la conscience même serait une série dont les termes ne sont jamais présens que l’un après l’autre, un seul à la fois. Mais, s’il en était ainsi, il n’y aurait dans la conscience qu’une mutabilité sans lien et sans fin, une suite incohérente d’éclairs sans durée, toujours mourans et renaissans. Or M. Spencer admet lui-même qu’une certaine durée des impressions est une condition de la conscience : si le tison enflammé qui tourne en occupant des points successifs nous fait l’effet d’un cercle de feu simultané, c’est en raison de la durée qui fait persister la première impression dans la seconde et rend ainsi simultané le successif. Comment donc M. Spencer peut-il soutenir que nous ne saurions apercevoir plusieurs termes à la fois ? L’indivisibilité et l’instantanéité de la conscience, c’est le néant de la conscience : l’éclair ne se voit qu’à la condition de ne plus être en nous un éclair, mais une continuité de lumière ayant une certaine durée ; l’éclair indivisible serait invisible. Une série d’éblouissemens n’est pas une vision. De même, un son ne s’entend que parce qu’il a un écho où il se prolonge, un commencement, un milieu et une fin : il y a déjà de la musique et de l’harmonie dans la plus élémentaire de nos perceptions de l’ouïe ; son apparente simplicité enveloppe une infinité de voix unies en un concert.