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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/160

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et le lait déjà sucé. Plus tard, le sentiment de la similitude ou de la reconnaissance se subtilise et s’applique à des objets plus indifférens, mais il conserve toujours cet élément actif d’une énergie facilement déployée, qui va et revient d’un terme à l’autre sans heurt et sans secousse.

Notre théorie nous dispense d’invoquer, avec MM. Ravaisson et Louis Ferri, un pur esprit chargé de faire la comparaison du passé avec le présent et de reconnaître la similitude par un acte tout « intellectuel. » Nous n’avons pas besoin de cet acte intellectuel pour sentir et saisir, sous des couleurs différentes qui se succèdent, ce je ne sais quoi de semblable, qui est impression de couleur sans être telle couleur, et qui n’est pas son ou contact ; il y a sous les sensations visuelles une manière commune de sentir et de réagir qui, par la répétition et la variation des circonstances, se dégage elle-même des sensations particulières et se fixe dans le souvenir. Pareillement, nous sentons l’uniformité du tapis de neige parcouru par nos pas avant de pouvoir juger que la neige est partout de la même teinte. On nous dira : — Comment sentir la similitude, qui n’est elle-même ni blanche ni bleue ? — Sans doute, répondrons-nous, nous ne pouvons pas sentir la similitude en général et abstraitement ; mais nous pouvons fort bien sentir sur le vif une similitude particulière et concrète, comme celle des flocons de neige, non par sa couleur sans doute, mais par l’état de conscience particulier qui y répond. La neige est blanche, et l’impression d’uniformité n’est pas elle-même blanche, mais ce n’en est pas moins une certaine impression, une certaine façon d’être affecté et de réagir, un certain état de conscience. Le jugement ne fait que dégager la formule analytique de cet état. Pour cela, le jugement se sert des images d’états analogues, et pour tous ces états fusionnés dans la mémoire il crée un mot général. Voilà les faits, que méconnaît l’intellectualisme. C’est donc bien une certaine façon de sentir et de réagir qui nous fait reconnaître, par une marque propre, la ressemblance du souvenir avec la perception.

L’image du passé se reconnaît encore à ce qu’elle est enveloppée d’autres images analogues plus ou moins vagues, d’autres souvenirs naissans qui lui font comme une estompe et en sont inséparables. Quand je reconnais un visage familier, je le vois accompagné d’une série indéfinie de reproductions plus faibles, comparables à la répétition d’un objet par deux glaces parallèles : toute image qui a ainsi une répétition d’elle-même dans un cadre différent m’apparaît comme souvenir, et je ne tarde pas à distinguer ce genre d’image aussi aisément que je distingue, dans un paysage, la nuance bleuâtre du fond et la couleur vive du premier plan. Loin d’être une ligne, comme le soutiennent l’école anglaise et aussi