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gouvernement d’une Europe réduite à quelques grandes souverainetés ? » Cette politique, la seule qui s’accordât avec les principes de la révolution, fut celle des hommes de 89, de Mirabeau, de Talleyrand. Mais l’Europe provoque la France, et la France relève le gant. « La victoire réveille dans les âmes tous les instincts anciens de gloire, de croisade, ce goût de l’extraordinaire, ce fond de roman de chevalerie et de chanson de geste que porte en soi tout Français. » D’ailleurs la révolution est un dogme, une religion, et toutes les religions croiraient se manquer à elles-mêmes si elles n’imposaient leur dieu aux hommages de tout l’univers ; elles ont le génie de la propagande, du prosélytisme, ce que Voltaire appelait une fureur d’amener les autres à boire de son vin.

Les républicains français, combinant leurs principes abstraits avec les traditions d’une monarchie conquérante, se proposent tout à la fois de faire le bonheur des peuples, qu’ils initient aux saints mystères, et de travailler à la grandeur de leur pays en lui donnant ses frontières naturelles. Les provinces qu’ils s’occupent tout d’abord de rendre heureuses en s’en emparant, et qu’on verra se prêter de bon cœur à leurs nouvelles destinées, sont précisément celles dont les rois, depuis des siècles, préparaient méthodiquement l’annexion. « Lorsqu’en 1795 la paix devint possible, les constitutionnels de 1789 avaient depuis longtemps disparu de la scène, et rien ne subsistait plus de leur esprit. Les hommes qui gouvernent alors sont ces formidables légistes, armés et bardés de fer, descendans directs des chevaliers ès-lois de Philippe le Bel, émules excessifs de Richelieu, continuateurs démesurés de Louvois. C’est dans les recueils des Droits du roy qu’ils cherchent les commentaires des droits de la nation, et c’est ainsi qu’à la politique de paix et de modération succède la politique de conquête. » Cependant on déclare bien haut que les peuples seront consultas ; on entend qu’ils se donnent volontairement. Mais bientôt ces victorieux oublient leurs principes. Ce n’est plus l’enthousiasme d’une doctrine qui leur tourne la tête, ils ont connu l’ivresse de l’épée, la plus dangereuse de toutes. Le dol, la violence, tout leur est bon. Ils mettent au service de la révolution les pratiques de la vieille diplomatie ; ils concluent avec les monarchies de l’Europe des pactes iniques, jusqu’à ce qu’enfin l’homme qui devient leur maître, et qui les continue tout en les désavouant, précipite la France dans des aventures qui dépassent en magnificence tout ce que le monde avait pu voir et font pâlir la renommée de Charlemagne. Ce n’est plus de l’histoire, c’est de l’épopée. Les imaginations s’exaltent, le bon sens gémit et proteste, et bientôt la France, perdant l’une après l’autre toutes ses conquêtes, doit Be renfermer tristement dans ses vieilles frontières, où il lui semble que ses souvenirs et sa gloire étouffent. Plût au ciel qu’elle les eût gardées !