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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/289

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possédons, ils prétendent distinguer l’apport de plusieurs auteurs et la trace de remaniemens successifs dont ils ne craignent pas de fixer l’ordre et la date. Les gens de goût cherchent surtout un plaisir exquis dans la lecture de tant de vers admirables et de tant de scènes pathétiques ; ils donnent une fête à leur imagination en la dépaysant, en la transportant dans ce monde si différent du nôtre, dans ce monde jeune et passionné que réfléchit tout entier le clair miroir de cette large et limpide poésie. Enfin, ce que l’historien des mœurs et des idées demande à ces mêmes récits, c’est de lui ouvrir et de lui montrer l’âme même des hommes de ce temps avec les pensées qui leur sont familières, avec la couleur et les nuances des sentimens qui les poussent à l’action. Il veut savoir comment ce peuple avait résolu le problème de la destinée humaine, quels dieux il adorait, et quelle morale il tirait de sa religion. La curiosité d’investigateurs sagaces s’était déjà portée sur tous ces points ; les poèmes eux-mêmes renfermaient toutes les données qu’il s’agissait de mettre en œuvre, et, pour en dégager les conclusions qu’elles comportaient, on n’avait besoin que d’un sens délicat et d’une pénétrante finesse ; il n’avait pas été nécessaire d’attendre les récens progrès de l’archéologie et les résultats des fouilles faites dans la plaine de Troie et sur le roc de Mycènes.

Au contraire, jusqu’au jour où ces découvertes et bien d’autres encore sont venues nous donner quelques notions précises sur les arts et les industries de la Grèce primitive, il eût été bien difficile, pour ne pas dire impossible, de répondre à des questions d’un autre ordre, que la curiosité de l’esprit moderne ne peut manquer de se poser à propos de l’épopée homérique et de la société qu’elle seule nous fait connaître. Quel était le matériel et l’outillage dont disposaient les contemporains du poète, comment leurs maisons étaient-elles construites et décorées, quels moyens de transport employaient-ils, comment étaient-ils habillés, quel était le goût de leurs parures, de quelles armes se servaient-ils à la guerre, quels métiers exerçaient-ils et avec quels instrumens, quels vases de terre ou de métal se passaient-ils de main en main autour de la table du festin, quels dessins et quelles images ornaient les murailles de leurs demeures, leurs meubles, leurs bijoux, le tranchant de leurs glaives et l’orbe de leurs boucliers, enfin, sous quels traits figuraient-ils leurs dieux ? Pour tout dire, en un mot, comment nous représenterons-nous Hector et Achille, Ulysse et Télémaque, Briséis et Circé, Andromaque et Pénélope ? Dans quel cadre et au milieu de quels accessoires devrions-nous placer ces personnages, si nous avions à mettre en scène la bataille devant les vaisseaux, la rencontre d’Hélène et de Paris après le combat contre Ménélas, les funérailles de Patrocle, le conseil tenu dans le palais