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ont encore les vives et fraîches couleurs de la jeunesse, ne se contente pas de disposer les mots avec une justesse et une sûreté merveilleuses, dans l’ordre que lui suggère l’émotion du moment, ordre que chercheront plus tard à imiter, sans toujours y réussir, les écrivains de profession. De très bonne heure, l’esprit fait plus et mieux encore ; il devine les secrets du nombre, il invente le rythme poétique ; il saisit du premier coup toutes ces correspondances mystérieuses en vertu desquelles tel concours de sons, tel changement de mètre a le pouvoir de rappeler à l’âme certaines impressions physiques et d’éveiller en elles certains sentimens, certaines suites de pensées. Parmi toutes les créations de l’homme la langue est la première qu’il conduise à la perfection ; toute compliquée qu’elle nous paraisse quand nous venons aujourd’hui, par l’analyse scientifique, en démontrer et en étudier les pièces, elle est le premier instrument, le premier moyen d’expression dont il apprenne à se servir avec une libre et gracieuse aisance.

A première vue, nous pouvons penser qu’il a dû être plus facile soit de modeler en argile une figure d’homme ou d’animal, soit d’en crayonner la silhouette sur une muraille, que d’arriver à créer la langue si simple et si colorée tout à la fois, le mètre si noble et si souple dont disposaient déjà ces aèdes que nous devinons, que nous entrevoyons derrière Homère. Il faut bien croire pourtant qu’il n’en est pas ainsi, puisqu’alors le génie grec était encore incapable de revêtir d’une forme vivante, par la peinture ou la sculpture, ces types supérieurs de force et de grâce qu’avait conçus l’imagination des poètes et dont elle avait fait les dieux et les héros. Supposez un contemporain d’Homère qui se serait mis en tête de représenter les habitans de l’Olympe tels qu’ils s’offraient à lui dans les vers des poètes, de figurer un Zeus ou un Apollon, une Aphrodite ou une Artémis ; que sa main se fût armée d’un morceau de charbon ramassé parmi les cendres du foyer ou que ses doigts eussent pétri et tourmenté la terre humide, jamais il ne serait arrivé qu’à produire quelque informe et grossière idole, aussi éloignée de la vérité et de la beauté que ces barbouillages où s’essaie le crayon maladroit d’un enfant de six ans. La plastique repose sur un certain nombre de conventions, et celles-ci se retrouvent, à quelques variantes près, chez tous les peuples qui ont un art digne de ce nom. Ces conventions, l’artiste ne les propose et son public ne les comprend et ne les accepte qu’après bien des recherches et bien des tâtonnemens, au terme d’une longue éducation des yeux. Ainsi, de tous les modes d’interprétation, celui qui se tient le plus près de la réalité, c’est le modelage d’une figure en ronde-bosse ; il ne donne cependant que le contour, il supprime la