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probité, de verve, avec le goût du terroir, qui ne gâte rien. On est encore libéral, dans ce pays-là, comme on l’était sous Louis-Philippe, avec beaucoup de passions anticléricales, qui se dépensent en paroles, mais avec des ménagemens pour les personnes. Un bon bourgeois parle « d’écraser l’infâme » et fait paisiblement sa partie de piquet avec le curé. De temps immémorial, on a choisi dans ces familles, aux époques de révolution, des administrateurs de district et des commissaires du gouvernement. Une fois le péril passé, elles rentrent dans leur existence modeste, tandis que des fonctionnaires patentés viennent de la capitale pour régenter un pays qu’ils ne connaissent pas.

Ces opinions tranchées communiquent une saveur particulière aux luttes politiques de la petite ville. Les passions sont vives des deux côtés. Malgré la supériorité numérique des nobles, la ferme attitude de quelques roturiers suffit à balancer la victoire. On se prend à regretter que notre tiers-état n’ait pas conservé partout le même caractère un peu âpre et la même vigueur de bon sens. Les bourgeois ici restent bourgeois, et, malgré les provocations de la noblesse, ils ne cèdent pas à la manie des duels politiques dans lesquels on s’extermine si rarement. Ils sont à l’abri de cette contagion absurde, parodie du sentiment chevaleresque, qui met la pointe d’une épée sous chaque parole de journaliste aux abois et qui n’exige même pas de courage, tant le dénoûment est prévu. Aux dernières élections, l’homme le plus considéré de la contrée était une espèce de colosse, gentilhomme et propriétaire, ne dédaignant pas de mettre la main à la charrue. Cette figure biblique appuyait de ses poings les opinions les plus orthodoxes, de sorte qu’il ne faisait pas bon tomber sous le coup de ses argumens. Au même moment, les opinions contraires avaient un jeune champion, moins vigoureux de corps, mais beaucoup plus vif d’esprit, frais émoulu des écoles de Paris, et prêt à soutenir dans toute leur pureté les traditions révolutionnaires de sa famille. Il correspondait avec les journaux les plus avancés, et ne laissait pas passer un abus à cinq lieues à la ronde. L’autre aimait les abus, et pour cause. Bref, il parut un article assez mordant, avec des allusions transparentes. Ce grand diable, qui ne mettait jamais de chapeau, de peur des congestions, ne put résister à l’impétuosité de son tempérament rustique. Il alla chercher le plus saugrenu des gentillâtres et tous deux tombèrent à bras raccourcis sur le malheureux jeune homme. Celui-ci, qui était prévenu, les attendit de pied ferme, se laissa rosser consciencieusement, bien qu’il eût un pistolet chargé sous la main ; puis au lieu de les appeler sur le terrain, il les conduisit en police correctionnelle, où ils eurent six mois de prison. Nos piliers de salles d’armes trouveront cette